La célèbre « Carmen » revisitée par Calixto Bieito revient au Liceu

par

Le Liceu a voulu rendre hommage à Luis López Lamadrid, récemment disparu et qui fonda en 1987 le désormais célèbre Festival de Peralada dans la Costa Brava catalane. Un lieu où il fallait être, mais presque plus « y paraître » … et qui ouvrait en 1999 sa saison d’opéra avec une Carmen mise en scène par un jeune homme de théâtre du nom de Calixto Bieito. La réputation de provocateur qui l’a suivi depuis est, à mon humble avis, quelque peu surfaite et s’inscrit plutôt dans le mouvement des artistes qui ont œuvré depuis le monde de la culture à la chute du régime franquiste et au démontage de ses mythes fondateurs basés sur le catholicisme conservateur, ultramontain, et la force militaire sans mesure. Par exemple, le grand taureau publicitaire est clairement emprunté au film-icône de Bigas Luna « Jamón, jamón » de 1992, où une délicieuse débutante dénommée Penélope Cruz se laissait bercer dans un décor identique par les assiduités de ce merveilleux acteur qui est Javier Bardem. Il faut aussi citer ce farouche antifranquiste et génie mal connu qui est Fernando Arrabal parmi les artistes qui ont précédé la « provocation » de Bieito. En 1985, Arrabal mettait en scène La vida breve de Manuel de Falla à Liège -un ouvrage dont les concomitances avec Carmen ne sont pas suffisamment mises en relief- dans un décor de vielles voitures à la casse et de volcans. Les « Mercedes » cabossées des trafiquants de Bieito ont là un précurseur avoué ou peut-être inconscient… Le succès international de cette production peut également surprendre car la plupart de ses éléments visuels sont directement inspirés des dernières années de ce triste régime et d’une laideur ambiante très caractéristique de sa propre décadence sociale. Les quelques ébats sexuels qu’on esquisse ou la présence d’un danseur nu dans la pénombre suscitent néanmoins encore des chuchotements parmi le public… Le fait d’emmener l’action du florissant port de la Séville de Mérimée / Meilhac et Halévy vers la frontalière Ceuta et ses trafics en tout genre, avec sa Légion étrangère (qui contribua tellement au succès et à la durabilité du coup d’état militaire), avec ses gardes civils peu scrupuleux, est très lisible pour qui a connu ce régime disparu en 1978, mais pourrait sembler flou à un public moins ciblé. Parmi les points forts du travail scénique, il faut citer les mouvements des chœurs : agiles, ils sont déployés en un clin d’œil et animent le plateau avec une vivacité gratifiante. Dirigés par Pablo Assante, leur performance musicale est franchement splendide dans les moments d’éclat, même si quelques moments de flou se sont pointés dans le difficile « Écoute compagnon ». Brillants et précis, aussi, les nombreux enfants du chœur de Granollers Amics de l’Unió, même si leur culture d’un son, quelque peu acide, n’est pas la meilleure parmi les groupes de maîtrise catalans.

Beaucoup moins convaincante, en revanche, la caractérisation des personnages centraux, qui semblent tous coupés à l’emporte-pièce et sans gradations de nuances. On ne comprend pas bien l’évolution de Don José, depuis l’envoûtement amoureux jusqu’à l’intolérable violence finale, ni la capacité de Carmen à se servir de ses appâts de manière subtile en tissant progressivement des nœuds autour de ses amants. Tout semble tellement figé dans deux ou trois idées préconçues que le temps se fait théâtralement long car on voit venir la fin de la trame presque dès la présentation des acteurs. Pourtant Michael Spyres campe un personnage où la ligne de chant est très honorable, le style et la diction très acceptables mais où l’ensemble de son jeu et de l’interprétation musicale manquent de véritable profondeur émotionnelle. Clémentine Margaine, en « Carmen » exhibe un instrument vigoureux, sonore et très bien projeté. Elle fait partie de ces cantatrices, issues du Conservatoire de Paris après la fin de l’enseignement de Régine Crespin, qui ont introduit l’usage du « r » guttural dans l’opéra français du XIXème. Un usage non historiciste et aux résultats néfastes tant pour la compréhension du texte que pour la beauté de la ligne du chant. Je pense que, inconsciemment, je connais par cœur toutes les répliques de cet ouvrage. Mais je me suis surpris plusieurs fois à regarder les traductions surtitrées car n’arrivais absolument pas à décrypter les mots qui sortaient de sa bouche ! En même temps je rêvais de réécouter ce paradigme de beauté du français chanté qui composent la « Schéhérazade » et les « Nuits d’Été » enregistrées jadis par le tandem Crespin/Ansermet… Et les problèmes interprétatifs n’ont pas amélioré sa performance : sa « Habanera » souffre d’un rubato capricieux et peu organique, les trois couplets sont débités de façon assez monocorde et sans évolution du personnage. Reste simplement le fabuleux exploit de Bizet, reprenant une mélodie assez quelconque du basque émigré à Cuba Sebastián Yradier pour la transformer en un incontournable chef d’œuvre universel… Elle passe sans plus par la Séguedille et ne nous happe un peu plus profondément que dans le prémonitoire air des cartes. Une Carmen idéale devrait avoir la voix royale de Grace Bumbry, le raffinement musical de Teresa Berganza, le talent d’actrice d’Agnès Baltsa, le sens du tragique de Graciela Araya et l’effervescence émotionnelle de Béatrice Uría-Monzón. Margaine possède une voix splendide, nonobstant, ce qu’elle en fait est beaucoup plus contestable. Simón Órfila n’est pas non plus vraiment convaincant dans « Escamillo » : ses graves sont encore puissants, mais l’aigu a perdu l’éclat indispensable à ce rôle haut en couleur du « toréador ». Son phrasé manque également de panache. Adriana González, en « Micaëla », nous fait cadeau des quelques moments de frisson de la soirée : des sublimes « pianissimi » qu’elle ouvre en douceur pour les amener au paroxysme sont du plus bel effet. Son rôle également est un peu dessiné à la grosse brosse : peu de mystère, peu d’évolution, le tout avec des consonnes peu projetées. Le rôle de « pseudo Carmen » du futur, confié à une toute jeune fille hypersexualisée, est quelque peu troublant, même si la jeune actrice est magnifique. Cela fait partie des divers moments gratuits de cette mise en scène.

Jasmine Habersham, dans « Frasquita » montre des aigus brillants mais sans mystère ni variations de couleur. Laura Vila compose une « Mercédès » plus engagée, directe et crédible, mais donne des signes de fatigue vocale vers la fin du spectacle. Les barcelonais Carles Cosías et Jan Antem assument brillamment le « Dancaïre » et le « Remendado » : c’est bien joué et bien dessiné scéniquement. Et leurs voix sont idéales. Le « Zúñiga » et le « Moralès » de Felipe Bou et Toni Marsó sont également très bien défendus. 

Le chef Josep Pons et ses musiciens étaient hier en état de grâce : leur contagieux plaisir de jouer, l’accentuation trépidante de l’ouverture et de l’entrée du quadrille au dernier acte, le raffinement des sonorités, la fluidité des « tempi » et du « rubato », la magie des différents solistes : flûte, violon, harpe, violoncelle, trompette et j’en passe, ont compensé un plateau aussi inégal que peu convaincant dans son ensemble. On ne se lassera pas non plus d’admirer ce fabuleux art de l’orchestration qu’exhibe Bizet dans son œuvre la plus admirée.

Si l’opéra devenait un simple spectacle de son et lumière, elle perdrait immédiatement sa raison d’être : la vérité théâtrale qu’un chanteur/acteur peut porter à ses dernières conséquences en provoquant la « catharsis » des grecs. Eux… ils le savaient déjà !

Barcelone, le 15 janvier 2024

Xavier Rivera

Crédits photographiques : A Bofill

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.