La Favorite de Donizetti à Bergame, entre grand spectacle et féminisme

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Gaetano Donizetti : La Favorite, opéra en quatre actes. Annalisa Stroppa (Leonor de Guzman), Javier Camarena (Fernand), Florian Sempey (Alphonse XI), Evgeny Stavinsky (Balthazar), Edoardo Milletti (Don Gaspar), Caterina Di Tonno (Inès), Alessandro Barbaglia (Un seigneur) ; Coro Donizetti Opera et Coro dell’Accademia Teatro alla Scala ; Orchestra Donizetti Opera, direction Riccardo Frizza. 2022. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres italiens, anglais, français, allemands, japonais et coréens. 190’ 00’’. 2 DVD Dynamic 37992. Aussi disponible en un DVD Blu Ray.

Après le semi-échec en février 1840 de La Fille du régiment, puis le meilleur accueil des Martyrs, Donizetti quitte Paris au début du mois de juin, séjourne un peu en Suisse avant de rejoindre Milan et de revoir Bergame, où il est acclamé. Mais il est bien vite rappelé dans la capitale française où le nouveau directeur de l’Opéra lui demande de composer un nouvel ouvrage. Ce sera La Favorite, créée le 2 décembre 1840, sur une adaptation de son projet L’Ange de Nisida, non représenté au Théâtre de la Renaissance pour cause de faillite. Donizetti fait également des emprunts à d’autres partitions. Le livret, basé sur une pièce de Baculard d’Arnau (1718-1805) qui date de 1790, est signé par le Parisien Alphonse Royer (1803-1857) et son collaborateur belge Gustave Vaëz (1812-1862). Eugène Scribe (1791-1861) aurait quelque peu participé à l’entreprise. La présente version sur DVD a été filmée au Teatro Donizetti de Bergame les 15 et 18 novembre 2022, lors du 8e Festival Donizetti organisé dans sa cité natale, dans une nouvelle édition critique tout à fait complète de l’Américaine Rebecca Harris-Warrick, qui est aussi spécialisée dans la musique baroque française. Le ballet de l’Acte II s’y trouve, ainsi qu’une cabalette entre Leonor et Alphonse XI, supprimée à l’époque pour motif de censure. 

Petit rappel de l’action, sur fond historique révisé. Nous l’empruntons à la première étude complète sur la vie de Donizetti, écrite par Philippe Thanh (Actes Sud/Classica, 2005) : L’intrigue se déroule dans l’Espagne du XIVe siècle et conte les amours malheureuses de Fernand, novice qui abandonne son monastère pour s’illustrer par les armes. Ceci afin de conquérir Léonore dont il ignore qu’elle est la maîtresse du roi Alphonse XI. Vainqueur des Maures, il vient à la cour demander la main de sa belle et découvre avec horreur la réalité. Retiré à nouveau au couvent, Fernand voit arriver Léonore, habillée en novice, qui vient implorer son pardon. Nous ajouterons qu’elle expire dans ses bras. Beaucoup de péripéties se déroulent au cours de cet opéra à grand spectacle, le quatrième du compositeur en langue française. Donizetti signe une musique colorée et contrastée, dramatique et expressive, et des airs, récitatifs, duos ou ensembles très réussis, avec des effets calculés, imprégnés de style italien. À cet égard, c’est une incontestable réussite.

Pour les représentations bergamasques, la mise en scène a été confiée à Valentina Carrasco qui, née à Buenos Aires, a débuté sa carrière à Paris et a collaboré avec la Fura dels Baus entre 2000 et 2020. Depuis, elle s’est vu confier des opéras de Verdi et de Puccini. Avec La Favorite, elle semble vouloir faire passer un message démonstratif selon lequel les femmes sont souvent des victimes face aux hommes et à leur jugement, au pouvoir et à la religion. La Favorite, un opéra féministe ? Un projet tout à fait défendable et qui colle à une actualité, mais pour qu’il prenne sa véritable dimension, le contenu aurait gagné à être moins chargé, pour ne pas dire surchargé. Car ce qui monopolise l’attention du public lors de ces soirées au cours desquelles, conquis, il ne ménage pas ses applaudissements, c’est le faste déployé sur scène. Tout s’y prête. Les décors du Barcelonais Carles Berga et du Belge Peter van Praet -qui signe aussi des lumières bien dosées-, sont lourds, avec une vraie tendance à la démesure. D’immenses grilles, fermées ou ouvertes, occupent tout le plateau du début à la fin, l’action se déroulant devant ou derrière elles. On est censé être à Saint-Jacques de Compostelle, mais c’est une Vierge démesurée, qui fait penser à la Macarena sévillane, qui domine aux Actes I et IV. Pour la scène du mariage de Léonor et Fernand, un dais de grandes proportions, surmonté d’une croix, est présent. C’est déjà beaucoup pour les yeux. Mais l’espace, qui va s’en trouver du coup réduit, sera encombré par une superposition peu attrayante de lits d’abord recouverts d’une protection, qui peuvent être déplacés avec un système de roulettes lorsque c’est nécessaire, notamment pour le ballet. L’esthétique générale en prend un coup. Les costumes, somptueux, de Silvia Aymonino sont majoritairement sombres, la couleur écarlate étant réservée à Leonor.

Qui dit version tout à fait complète implique la présence du ballet de l’Acte II. Vingt minutes de musique, inégale et dispensable, qui, ici, plongent le spectateur dans la perplexité. Déjà apparues dans la scène de l’île gracieuse de l’Acte I, où Fernand est conduit pour rencontrer Léonor, des dames d’âge (parfois très) mûr se produisent, non pas dans une chorégraphie, mais dans une sorte de pantomime avec facéties, préciosités, activités ménagères et accessoires divers et variés. Léonor, puis le roi Alphonse XI vont se retrouver au milieu d’elles, le souverain étant quelque peu bousculé. Certains y ont vu le rappel des anciennes et nombreuses conquêtes du souverain et un reproche de les avoir laissées à l’abandon. À moins que ce ne soit l’indice du caractère éphémère de la beauté qui se fane… On ne sait trop que penser. Pour cette séquence, Valentina Carrasco explique, dans une conversation avec le critique Alberto Mattioli insérée dans la notice (en italien, traduite en anglais, mais pas en français), qu’il a été fait appel non à des danseuses professionnelles, mais à des retraitées issues de maisons de repos, pour attirer l’attention sur le délaissement qu’elles subissent souvent. Difficile de saisir tout à fait l’intention profonde de ce choix, qui est sans doute une dénonciation et une volonté de réparation ; le résultat sera apprécié selon le goût de chacun. Il nous laisse dubitatif. Au-delà de la surprise, l’ennui s’installe assez vite, la fraîcheur et le lyrisme étant absents et les poses trop figées. On peut se laisser aller à zapper ce ballet ! On retrouvera les mêmes dames tout à la fin du spectacle, lorsqu’elles se rassembleront autour de la défunte Léonor pour l’accueillir dans une sorte de lit mortuaire. Un moment bien plus chargé de sens et d’émotion. On appréciera, dans l’intention globale, le soin apporté à l’Acte IV et à la rencontre ultime entre Leonor et Fernand. On considère souvent que le sommet de l’opéra se situe à la fin de l’Acte III, lorsque la découverte par Fernand de la vérité sur les relations entre le roi et celle qu’il aime fait éclater le drame à son niveau le plus élevé. Ici, cet apogée est celui que l’on attend, mais réussir à maintenir la tension jusqu’au bout du drame est une gageure réussie. 

On soulignera la performance des chœurs, excellents, voire impressionnants, et de l’Orchestra Donizetti Opera, menés par le chevronné Riccardo Frizza (°1971), qui enlève le tout avec brio, soulignant les interventions des cordes, des cuivres et de la percussion avec une fougue que l’on pourra trouver parfois excessive, la tendance étant alors de couvrir quelque peu certaines voix. Celles-ci ont pourtant la qualité requise pour affronter des rôles qui ont de la densité et qui font l’objet d’un bon jeu théâtral. Annalisa Stroppa, une spécialiste du bel canto, est en pleine possession de ses moyens dans le rôle de Léonor. Il s’agit d’une prise de rôle dans lequel elle est convaincante, à la fois noblement digne et émouvante, voix large et assurée, qui atteint des sommets à l’Acte III (« L’ai-je bien entendu ? ; Ô mon Fernand ! ; Venez, cruels), neuf minutes d’absolue beauté. Le ténor mexicain Javier Camarena, autre spécialiste du bel canto, est un Fernand aux aigus souplement assurés, lui aussi émouvant dans l’expression de l’amour, puis de la douleur et du désespoir. Face à eux, le baryton français Florian Sempey est Alphonse XI, incarné avec prestance et réalisme, mais aussi avec cynisme, la voix se déployant avec chaleur. Son début de l’Acte II (Léonor, viens ; Ton cœur à moi…) est très remarquable. Le rôle du religieux Balthazar trouve en la basse Evgeny Stavinsky le rigoriste de circonstance, à la belle présence, mais il souffre du volume orchestral à plus d’une reprise, la prise de son ne l’aidant pas. Edoardo Milletti en Don Gaspar a un timbre clair, mais Caterina Di Tonno en Inès, la confidente de Léonor, est un peu perdue, sa voix étant en difficultés. Les si beaux Rayons dorés de l’Acte I en perdent leur finesse. Sur le plan de la diction française, on accordera à l’ensemble une mention honorable. De son côté, Florian Sempey, qui a l’avantage de chanter dans sa langue, ne manque pas d’y être exemplaire. 

Cette fastueuse production de Bergame entre en concurrence avec deux autres, parues sur DVD au cours de la décennie 2010. Au Capitole de Toulouse, avec les chœurs et l’orchestre du lieu, Vincent Boussard proposait (Opus Arte, 2015) une mise en scène moderne, avec des costumes de Christian Lacroix, une belle distribution vocale (Kate Aldrich, Shi Yijie, originaire de Shangaï, et Ludovic Tézier, mais aussi un excellent Balthazar : Giovanni Furlanetto) et une direction équilibrée d’Antonello Allemandi. Autre conception moderne à Munich qui, à l’inverse de Bergame, faisait de Léonor une femme de domination et usait aussi sans mesure de chaises encombrantes, avec un autre beau plateau vocal (Elina Garanca, Matthew Polenzani et Marius Kwicien), dans une mise en scène d’Amélie Niermeyer, avec les Chœurs et l’Orchestre du Bayerisches Staatsoper, placés sous la direction pointue de Karl Mark Chichon (DG, 2017). L

Les trois spectacles ont leurs qualités, celui de Bergame offrant, pour ceux qui les estiment plus adaptés, des costumes en phase avec l’époque de l’action. Elle fait oublier la version du Mai Musical Florentin en 2018, déjà chez Dynamic, dans une mise en scène banale d’Ariel Garcia Valdés, mais elle aussi en costumes, avec Veronica Simeoni, Celso Albelo et Mattia Oliveri, sous la direction de Fabio Luisi, qui jouait une carte plus réductrice. Une version de référence filmée de La Favorite en français est encore à venir. Pourquoi pas avec des voix toutes venues de l’Hexagone ?

Note globale : 8

Jean Lacroix

Chronique réalisée sur la base de l’édition sur DVD.

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