La Passion de Tomás Luis de Victoria par Jordi Savall : quand le mysticisme est au rendez-vous

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Tomás Luis de Victoria (1548-1611) : Passion. Officium Hebdomadae Sanctae. La Capella Reial de Catalunya ; chant grégorien : Andrés Montilla-Acurero, ténor ; Hespèrion XXI, direction Jordi Savall. 2018. Notice en français, en anglais, en espagnol, en catalan, en allemand et en italien. Textes chantés complets en latin avec traduction en six langues (les mêmes que dans la notice). 201.35. Un album de 3 SCAD AliaVox AVSA9943.

En 1991, l’infatigable Jordi Savall enregistrait le Cantica Beatae Virginis de Tomás Luis de Victoria pour le label Astrée. Près de trente ans plus tard, c’est dans le cadre de la programmation des Salzburger Festspiele qu’il est revenu à ce compositeur. Les concerts donnés les 24 et 27 juillet 2018 à la Kollegienkirche de la cité autrichienne font l’objet du présent album de trois SACD dont la beauté spirituelle est fascinante. C’est aussi un hommage à la basse Daniele Carnovich, un partenaire de vingt-cinq ans, qui a été membre de La Capella Reial de Catalunya, mais est décédé le 24 septembre 2020, à l’âge de 63 ans. Il faisait partie de ce projet salzbourgeois

On sait à quel point les œuvres abordées par Jordi Savall font l’objet de soins éditoriaux exemplaires. C’est encore le cas avec la présence de deux publications copieuses jointes aux disques, la première étant consacrée à des textes de présentation en plusieurs langues (trente pages en français !) dont l’un est signé par Savall lui-même, la seconde étant réservée au livret complet, lui aussi en divers idiomes. Le tout, sur papier glacé, est enrichi de superbes illustrations en couleurs qui font pénétrer l’auditeur dans la magie de l’interprétation. On ne soulignera jamais assez l’apport magistral de Jordi Savall à la musique de la Renaissance (pour ne citer que cette période-là). Cette fois encore, le résultat est confondant.

Né en 1548 près d’Avila où il sera enfant de chœur, Tomás Luis de Victoria est à Rome dès ses dix-sept ans, où il étudie dans un collège de Jésuites. Il bénéficie de l’enseignement probable, sinon de l’amitié de Giovanni Luigi da Palestrina (1525-1594). Ce dernier est maître de musique au séminaire romain ; Victoria lui succède en 1571. Chanteur et organiste, il enseigne et est nommé maestro di cappella deux ans après avoir reçu la prêtrise. Plus tard, il se liera avec Saint Philippe de Néri (1515-1595), figure importante de la réforme introduite après le Concile de Trente. Victoria sera très actif, sur le plan musical, dans la Congrégation de l’Oratoire fondée par le thaumaturge, et ce pendant plusieurs années. On le retrouve ensuite au service de l’impératrice Maria, veuve de Maximilien II, sœur de Philippe II et fille de Charles-Quint. Il rentrera définitivement en Espagne, où il sera organiste jusqu’à son décès. 

L’Officium Heddomadae Sanctae date de 1585. Il évoque la Passion à partir du dimanche des Rameaux jusqu’au Samedi Saint en passant par les Nocturnes du Jeudi Saint, les Six Répons des Ténèbres, les Chants de Laudes, le Vendredi Saint et l’Adoration de la Croix. Dans le long article qu’il signe, Jordi Savall évoque l’œuvre dans son contexte et émet des précisions quant aux choix interprétatifs qui ont été faits. Il insiste sur le fait que ceux-ci demandent une pureté d’engagement et de sensibilité extrêmes ; chaque voix, chaque instrument doit faire sien le sens profond de chaque mélodie, de chaque modulation, et partager avec les autres voix le besoin absolu de trouver le sens et surtout « la grâce ». On lira avec un vif intérêt les diverses considérations qui illustrent ce propos ainsi que les textes d’autres spécialistes, dont certains ont une portée philosophique, sur « la dévotion intense en mode austère », sur « musique et mystique au pied de la Croix » et sur la signification que peut retirer un mélomane de notre siècle de cet Officium de Victoria. On ne peut que souscrire à cette remarque de Maria Bartels : La musique merveilleuse de l’Officium nous transporte, comme le font toutes les grandes œuvres d’art, dans cette dimension qui dépasse le temps et l’espace, et donne vie à quelque chose en nous qui vient de loin, mais qui, en même temps, est infiniment proche et familier. Dans une intimité qui dépasse l’individu, nous sommes concernés directement et ramenés au plus profond de notre âme. On ne pourrait mieux dire car, dans notre monde désacralisé, la partition de Victoria prend une dimension intérieure, dans un climat de recueillement émouvant, qui souligne aussi bien la douleur que l’espoir, et interpelle quant au mystère de la transcendance et de la nécessité de ne perdre ni le sens de la spiritualité, ni l’interrogation suprême sur le sens de la vie. Que l’on soit croyant ou non, le message s’adresse à tous.

Fervents, les chanteurs de la Capella Reial de Catalunya et les instrumentistes d’Hespèrion XXI traduisent l’univers du compositeur avec une émotion que l’on ne peut que partager, entre élans de clarté, intimité subtile et beauté immatérielle. L’audition en continu provoque même une sorte de sensation hypnotique, qui relève autant du sentiment religieux que de la magie exercée par les versets polyphoniques. Ce parcours est accompagné par du chant grégorien que le ténor vénézuélien Andrés Montilla-Acurero distille avec une infinie suavité. On dirait que le don du surnaturel planait avec bienveillance sur ces concerts captés avec grand soin, dans un chaleureux contexte sonore. Une expérience à portée profondément religieuse, certes, mystique sans doute, mais qui revêt aussi le manteau d’une approche métaphysique intemporelle et qui s’adresse à chacun d’entre nous. Admirable !

Son : 10    Notice : 10     Répertoire : 10    Interprétation : 10

Jean Lacroix      

 

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