La Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne, une résurrection nécessaire

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Jean-Baptiste LEMOYNE (1751-1796) : Phèdre, tragédie lyrique en trois actes. Judith van Wanroij ; Julien Behr ; Tassis Christoyannis ; Melody Louledjian ; Jérôme Boutillier ; Ludivine Gombert ; Purcell Choir ; Orfeo Orchestra, direction György Vashegyi. 2020. Livret en français et en anglais. Textes complets avec traduction en anglais. 136.30. Un livre-disque du Palazzetto Bru Zane BZ 1040 (2 CD).

Dans le domaine de l’opéra français, le Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française en est déjà à son vingt-quatrième livre-disque (il faut y ajouter les six « Prix de Rome » et les cinq « Portraits »). Cette fois, il ne s’agit plus de donner accès à des œuvres méconnues ou oubliées de Hérold, Saint-Saëns, Messager, Gounod ou autres Offenbach, mais bien d’un opéra de Jean-Baptiste Lemoyne, qui, on nous pardonnera l’expression, est « un inconnu au bataillon » ! La curiosité en est d’autant plus aiguisée. La confiance étant accordée depuis longtemps à ce label, vecteur de découvertes significatives, on entre en audition de cette partition de 1786 comme on entrerait en religion : avec la foi ! La récompense est au bout du chemin : comme à chaque fois, l’enrichissement du patrimoine est assuré, car non seulement l’œuvre est de qualité, mais l’interprétation l’est tout autant.

Que sait-on de ce Lemoyne ? Comme c’est toujours le cas dans ces livres-disques précieux quant à l’apport documentaire, on y lit les détails d’une existence qui commence en 1751 dans une localité de Dordogne, à Eymet, et s’achève à Paris quarante-cinq ans plus tard. Lemoyne vivote un peu dans sa province où il est chef d’orchestre itinérant avant se rendre en Allemagne où il étudie auprès de Graun, Schulz ou Kirnberger, et de trouver un emploi de second maître de musique du Roi de Prusse Frédéric II. Il fait représenter son premier opéra à Varsovie, Le Bouquet de Colette, en 1775. Mais c’est à Paris qu’on le retrouve au début des années 1780. Son Electre est mise à l’affiche en 1782. Lemoyne se réclame de Gluck, ce qui est en dehors de la vérité ; celle-ci ne sera connue que lorsque l’opéra connaîtra un revers. A l’affiche de cette Electre, on trouve Antoinette Saint-Huberty que Lemoyne a connue à Varsovie, où elle a chanté son Bouquet de Colette et est devenue son élève. Quand Lemoyne la rejoint à Paris, où la voix de cette mezzo, née en 1756, est très appréciée en raison de sa puissance (elle peut couvrir plus de deux octaves) et de son expressivité (sorte de chanteuse verdienne ou wagnérienne avant l’heure, précise le livret), c’est à elle que le premier rôle d’Electre est dévolu, sans grand succès, on l’a dit. C’est elle aussi qui est Phèdre en 1786, à Fontainebleau lors de la création, puis à Paris où les représentations vont se poursuivre et seront cette fois bien accueillies. Lemoyne, qui a abandonné sa prétendue filiation gluckiste, voyage en Italie pour s’imprégner du style en vigueur là-bas et se réclamer de Piccinni et Sacchini que le public français apprécie. A son retour, il propose des comédies et des tragédies dont l’une, Nephté, est un triomphe en 1789. On découvrira dans un très intéressant texte, signé par Benoît Dratwicki, les détails de la suite de la carrière de Lemoyne, qui disparaît en 1796, et de celle de Mme Saint-Huberty, qui s’éteint en 1812 ; elle s’est retirée des scènes dès 1790, date à laquelle elle émigre pour suivre à Lausanne le Comte d’Antraigues, impliqué dans la fuite de Louis XVI ; elle épousera cet aristocrate en secondes noces. 

Le présent livre-disque est en quelque sorte un double hommage au compositeur, mais aussi à son égérie. L’audition de la Phèdre de Lemoyne est une heureuse découverte musicale et lyrique. Le livret est l’œuvre de François-Benoît Hoffman (1760-1828), qui écrivit à plusieurs reprises pour Méhul mais aussi pour Dalayrac et Kreutzer, ainsi que la Médée de Cherubini en 1797. On connaît le sujet de la tragédie de Racine, dont le rôle d’Aricie a été ici supprimé, laissant toute la place au personnage central de la reine incestueuse et à ses passions coupables. Si le texte de Hoffman n’évite pas de temps à autre la grandiloquence et les clichés conventionnels, la partition musicale répond aux attentes. Après une ouverture bien enlevée où les cuivres occupent une belle place, l’action alterne les récitatifs et les airs lyriques dans un contexte d’écriture musicale fluide et souvent subtile, que les chœurs soutiennent dans un réel souci d’équilibre et d’inventivité. La colère de Phèdre ne fait que monter en puissance après de longs épisodes méditatifs au cours desquels elle retient au fond de son cœur tous les bouleversements qui le traversent. Le rôle a été confié à la soprano hollandaise Judith van Wanroij, que l’on a récemment entendue dans la première mondiale de Jephté de Pignolet de Montéclair où elle était parfaite. Ce choix est idéal, car cette cantatrice a l’art d’incarner avec sensibilité et justesse les personnages qu’on lui attribue. Comme elle dispose par ailleurs d’une impeccable diction française, on savoure, on déguste, on s’incline, jusqu’à ne pas pouvoir résister à la tentation de la plaindre du tragique destin dont elle n’a pas su se protéger. Toutes ses interventions sont magnifiques, la seule adresse à Vénus « Ô toi, dont la présence allume/Le feu qui dévore mon cœur/Vénus, adoucis la rigueur/du mal secret qui le consume » vaut son pesant d’or vocal. Judith van Wanroij, dont les talents dramatiques apparaissent aussi évidents que ceux de sa voix rayonnante, est à la fois touchante et vengeresse, capable de dépouillement comme de la plus profonde douleur.

Dans le rôle d’Hippolyte, on trouve Julien Behr, voix de métal au timbre clair et ardent. La scène de l’Acte II, qui suit l’intense préparation de Phèdre à sa rencontre avec lui et qui consiste en un dialogue entre ces deux protagonistes, est un moment intense dans sa mise en place, comme dans les aveux de la femme dominée par sa passion. La tragédie fonctionne à plein régime, comme ce sera aussi le cas à l’Acte III dans la scène qui oppose Thésée à Hippolyte. La fureur y est à son comble, à laquelle la présence noble et altière de Tassis Christoyannis donne toute son ampleur, mais elle dévoile aussi toute l’étendue de la souffrance de chacun. Pour accompagner cette montée vers l’inéluctable, Lemoyne n’utilise pas des effets disproportionnés mais il recherche une ivresse sonore contrôlée qui concentre l’attention sur le drame qui se déroule. On se rend compte alors de l’intelligence de la construction des épisodes, de leur dosage et de leur progression vers le cataclysme final qui scelle le destin que Phèdre a provoqué par sa folie amoureuse. Les autres protagonistes confirment la valeur de ce plateau vocal : Melody Louledjian en sensible Oenone qui montre aussi un beau talent dramatique, Jérôme Boutillier et Ludivine Gombert en comparses. Le vaillant Purcell Choir (là aussi, quelle prononciation du français !), et un Orfeo Orchestra impeccable, que dirige György Vashegyi avec conviction, sens de l’avancée et attention aux voix et aux couleurs, à la fièvre et aux éclats d’une instrumentation variée, complètent la réussite de cette irrésistible production.

L’enregistrement, à la claire prise de son, a été effectué du 10 au 13 septembre 2019, au Mupa de Budapest. Décidément, ce lieu devient propice aux résurrections d’opéras français : c’est là que Jephté de Pignolet de Montéclair a été gravé quelques mois plus tôt pour le label Glossa. Voilà un nouveau superbe fleuron à l’actif du Palazzetto Bru Zane, qui ajoute à une découverte musicale de qualité l’apport d’une érudition bienvenue : textes de présentation passionnants, dont une analyse des tenants et aboutissants de cette Phèdre, un éclairant « Gluck et Lemoyne », des avis de la critique du temps et une réflexion sur la tragédie lyrique. Le tout est accompagné d’un synopsis, de la totalité du livret en français, avec traduction en anglais, et de quelques illustrations bien choisies. Une réalisation exemplaire…

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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