Le Focus Musique classique à Echternach, l’excellence de l’éclectisme

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Située au cœur du Mullerthal, région du Grand-Duché plus connue par les amateurs de promenades sous le nom de « Petite Suisse luxembourgeoise », le long de la vallée de la Sûre, frontalière avec la Rhénanie-Palatinat allemande, la cité d’Echternach, la plus ancienne de ce pays renommé pour la densité de ses forêts et pour ses parcs naturels, n’a pas que des attraits de plein air. Elle est aussi très active sur le plan culturel, en particulier depuis que la magnifique infrastructure du Trifolion a été inaugurée en 2008. Ce bâtiment imposant, l’un des dix centres culturels régionaux du pays, est doté d’une salle de concert de 700 places, à la remarquable acoustique, d’une plus petite (Agora) dont la forme circulaire permet d’accueillir 300 personnes, ainsi que de plusieurs lieux de différentes tailles pour rencontres, conférences et activités diverses. En plein centre de la ville, qui compte un peu moins de 6000 habitants, le lieu bénéficie aussi de la proximité immédiate de l’abbaye d’Echternach, qui a connu une longue histoire du VIIe siècle jusqu’à sa suppression par les troupes française à la fin du XVIIIe. Si l’abbaye a subi des aménagements, des bâtiments abritant maintenant un lycée et un internat, il subsiste, en majesté, la Basilique mineure Saint-Willibrord, de style néo-roman avec des bas-côtés gothiques, qui porte le nom du fondateur de l’abbaye, un moine bénédictin venu des Pays-Bas (vers 658-739) où il fut aussi évêque d’Utrecht. Il est honoré chaque année à Echternach, où se trouve son tombeau, par un pèlerinage et une procession dansante à la Pentecôte.

En collaboration avec Kultur/lx – Arts Council Luxembourg, un organisme situé à Esch-sur-Alzette dont la mission est la promotion et la diffusion de la scène luxembourgeoise, l’Echter’Classic Festival, qui se déroule chaque début d’automne, a proposé, les 6 et 7 octobre, un Focus Musique Classique dont la programmation éclectique s’est étalée de la période baroque au contemporain le plus récent, une création mondiale étant inscrite à l’un des huit concerts prévus sur les deux jours. Cinq d’entre eux se sont présentés sous la forme d’un module de trente minutes et ont permis aux spectateurs et aux professionnels invités, dont des programmateurs venus de France, de Hollande, d’Allemagne et de pays de l’Est, d’approfondir leur connaissance d’artistes luxembourgeois. 

Piano à quatre mains

Le premier module, qui a eu lieu dans la Salle des glaces du Lycée classique, juste à côté de la Basilique, a été un feu d’artifice de jeunesse et de maturité musicale confié au duo Zala & Val Kravos. Nés tous deux en Slovénie, Zala (21 ans) et son frère Val (19 ans) sont installés depuis leur plus jeune âge au Luxembourg avec leur famille. Zala a étudié au Conservatoire de la capitale, mais aussi, entre 2012 et 2016, à la Chapelle musicale Reine Elisabeth avec Maria João Pires, avant de poursuivre avec Louis Lortie et de se perfectionner à Londres. A quinze ans, elle gravait déjà pour Ars son premier récital en solo où figuraient notamment Ballades de Brahms et Impromptus de Chopin. De son côté, son frère Val a étudié également en Belgique, à Musica Mundi avec Jacques Rouvier ; il poursuit aujourd’hui sa formation avec Sylvia Thereza à la LUCA School of Arts. Zala et Val Kravos ont tous deux remporté des prix nationaux et internationaux. Ils ont décidé de consacrer une part essentielle de leur activité à se produire en duo en raison de leur complicité que l’on peut qualifier de fusionnelle, ce dont ils se revendiquent. Leur programme à quatre mains a été festif : la Suite n° 1 op. 46 du Peer Gynt de Grieg, deux Danses hongroises de Brahms, et de pétillants extraits des Jeux d’enfants op. 22 de Bizet. Ils ont enregistré l’intégralité de ces derniers en 2022 chez Ars, un SACD riche en dynamiques, où figurent aussi la Fantaisie D 940 de Schubert, la Sonate KV 381 de Mozart et un Poème composé à leur intention par la Française Françoise Choveaux. Un duo familial promis à une belle carrière, dont l’enthousiasme et le talent ne cessent de s’épanouir.

Le violoncelle, avant le violon

Deux autres modules de trente minutes ont eu lieu dans la même Salle des Glaces. Le premier était dévolu au violoncelliste Benjamin Kruithof, né en 1999 dans une famille hollando-luxembourgeoise. Ce jeune artiste, qui s’est formé au Conservatoire du Nord avec Raju Vidali, mais aussi à Maastricht, à Cologne (avec Maria Kliegel) et, depuis 2017, à Berlin avec Jens-Peter Maintz, a remporté le Concours International George Enescu en 2022. Accompagné par la pianiste géorgienne Ana Bakradze (°2000), Benjamin Kruithof a offert un programme Beethoven (Sonate n° 4 op. 102 n° 1), Rachmaninov (Andante de la Sonate op. 19) et Popper (Rhapsodie hongroise op. 68) qui a mis en évidence la chaude sonorité de son instrument, un Testore mis à sa disposition par la Deutsche Stiftung Musikleben, et son impressionnant investissement émotionnel. Un autre remarquable talent en pleine expansion. 

Le troisième module destiné à la Salle des Glaces s’est déroulé autour de la violoniste luxembourgeoise Sandrine Cantoreggi (°1969), qui se situe dans la tradition de l’école franco-belge, non sans envelopper son talent de l’expressivité de l’école russe. Formée à Paris et à Mannheim-Heidelberg, mais aussi à Bruxelles par Carlo Van Neste, elle a accompli un graduat à la Chapelle Musicale et a tenté l’aventure du Concours Reine Elisabeth en 1993, où elle a été demi-finaliste. Le programme, en deux parties, a proposé d’abord le Duo Méli-Mélo qu’elle forme avec la pianiste d’origine indienne Sheila Arnold (°1970), dans la rare Sonate pour violon et piano de 1923 de Mel Bonis (1858-1937), compositrice française qui a été élève de César Franck, et qui fait l’objet de la sortie simultanée d’un album de deux CD, inédits compris, qui lui est entièrement consacré par les deux artistes chez Avi Music. L’élégance et la rigueur sont au menu de cette page postromantique. Dans la deuxième partie, Sandrine Cantoreggi était rejointe par le cymbalum du génois Luigi Gaggero (°1976), qui est professeur au Conservatoire de Strasbourg. Les Huit Duos op. 4 de Kurtág, la pièce Icy ECho of Your Silence de l’Ukrainien Maxim Kolomiiets (°1981), et un arrangement de trois duos tirés des 44 pour deux violons de Bartók, ont créé un univers de sonorités insolites, au sein duquel le violon, un Guadagnini, a apporté sa part de chaleur et de virtuosité généreuse.

Deux modules dans la Basilique Saint-Willibrord

En fin de soirée du 6 octobre, c’est le superbe orgue Klais de la Basilique, qui date de 1953, qui a accueilli un récital sous les doigts de Maurice Clément (°1972), formé aux Conservatoires de Luxembourg et de Bruxelles, notamment avec Jean Ferrard et Benoît Mernier, mais aussi à Lyon avec Jean Boyer. Titulaire de l’orgue Thomas à Diekirch et en résidence à la Philharmonie de Luxembourg, Maurice Clément a joué avec un brio nuancé un Prélude et un Trio de Bach, avant la Pièce héroïque de Franck, pleine de noblesse. La deuxième étude de Ligeti, l’insolite Coulée, et une improvisation torrentielle, qui a fait vibrer les murs de l’édifice lors d’un gigantesque chaos final, ont clôturé un concert qui a envoûté le public. 

Le lendemain, en fin de matinée, c’était le tour, dans le même lieu, de l’Ensemble de la Chapelle Saint-Marc, qui fête cette année ses 25 ans d’existence. Avec un choix d’œuvres baroques : la Sonate pour violon et continuo RV 31 de Vivaldi, la Sonate pour violon et continuo BWV 1021 de Bach et une sonate du virtuose du violon Johann Georg Pisendel, un presque exact contemporain de Bach, qui a été maître de concerts à Dresde et qui, lors d’un séjour à Venise, s’est lié d’amitié avec Vivaldi. Ce dernier a composé plusieurs œuvres à son intention. Constitué de Sue-Ying Koang au violon, Jean Halsdorf au violoncelle (qui a été le directeur artistique pendant vingt ans), de Parsival Castro au théorbe et de Vincent Bernhardt au clavecin et à la direction, l’ensemble, qui joue sur instruments d’époque, a fait la démonstration de son unité stylistique et de la luminosité de son approche. Il vient de signer pour le label Calliope un album de pièces de Giuseppe Torelli, pour la plupart en première mondiale.

Dans l’enceinte du Trifolion

C’est dans la grande salle du Trifolion que s’est produite le 6 octobre, en début de soirée, la Kammerata Luxembourg, dans un programme peu courant, qui a permis d’apprécier la remarquable acoustique du lieu. Cet ensemble à géométrie variable, fondé en 1985, s’intéresse à des œuvres de musique classique, romantique et contemporaine. Cette fois, le choix s’est porté sur les Cinq Préludes de danses de Lutoslawski qui ont connu plusieurs versions, celle de 1959 étant réservée à neuf instruments (flûte, hautbois, clarinette, cor, basson, violon, alto, violoncelle et contrebasse). L’influence de Bartók se conjugue à des chants populaires polonais dans ces courtes pièces attachantes. Le Nonette H. 374 de Martinů date de la même année, la dernière du compositeur, raison pour laquelle on le considère comme son testament musical. Une œuvre superbe d’une quinzaine de minutes envahies par des élans poétiques, de la verve joyeuse, mais aussi de la nostalgie de la part d’un créateur que le cancer ronge. La Kammerata Luxembourg donne une interprétation brillante et fervente de ce répertoire d’une grande variété, qui se révèle enchanteur. Entre les deux partitions, on a assisté à la création mondiale de devoid of ears pour flutes, clarinettes, cors, percussion, piano, violon et violoncelle du Luxembourgeois Nik Bohnenberger (°1994), une œuvre qui pose la question d’un monde où tout son disparaîtrait peu à peu, mais dont les structures dues à la main de l’homme continueraient à émettre des séquelles, comme dans le règne animal ou le monde des plantes. Une étonnante et insolite recherche de sonorités, pour un questionnement sans réponse…

Dans l’après-midi du 7 octobre, c’est à un spectacle de danse contemporaine que l’on a été convié dans la salle de l’Agora, aménagée pour la circonstance. La chorégraphe Elisabeth Schilling, qui s’intéresse à l’interdisciplinarité entre le mouvement, le design, les arts visuels et la musique, a étudié à Francfort-sur-le-Main et à Londres. Elle a fondé sa propre compagnie en 2016 et est actuellement en résidence au Trifolion. Le projet présenté, intitulé Hear Eyes Move et destiné à cinq danseurs, se nourrit des 18 Etudes de György Ligeti pour piano, publiées en trois Livres en 1985, 1994 et 2001, d’une durée d’environ soixante minutes, jouées ici en live par la Luxembourgeoise Cathy Krier (°1985) qui les a gravées pour Avi Music en 2020. Entre brillance, sauvagerie, rythmes en opposition et moments lyriques, le spectacle consiste en une fascinante danse à la fois individuelle et collective enchevêtrée de musique, qui produit des images multisensorielles, servies par des séquences de lumières qui mettent en valeur les corps et leurs mouvements, parfois déstructurés. Les danseurs se sont pleinement investis dans un exercice relevant de l’abstraction. Au piano, Cathy Krier a signé une performance pianistique de haut niveau.

Retour dans la grande salle du Trifolion pour la soirée de clôture du même 7 octobre, avec le Victor Kraus Group proposant le spectaculaire Canto ostinato du Hollandais Simeon ten Holt (1923-2012), afin de célébrer le centième anniversaire de la naissance du compositeur, avec la sortie simultanée d’un album chez Donemus. Il existe de multiples versions de cette œuvre de 1976, pour laquelle le créateur a utilisé le terme de « code génétique » pour situer la base rythmique. 106 cellules répétées ad libitum se transforment et se développent en générant périodiquement du nouveau matériel musical. Tonale, la musique, souvent lancinante, se révèle d’une richesse qui crée l’émotion, voire un exaltant envoûtement chez l’auditeur. C’est le résultat obtenu par le percussionniste Victor Kraus qui joue ici du marimba et huit musiciens luxembourgeois (piano, flûte traversière, violoncelle, clarinette, vibraphone, électronique et voix), placés sous la direction de Pit Brosius. La version proposée par Kraus, qui est en gestation depuis 2017 et s’est finalisée au Trifolion, est nourrie de textes récités de Fernando Pessoa, Gianni Rodari, Gabriel Marcel et Anise Koltz, poétesse luxembourgeoise qui a obtenu le Prix Goncourt de poésie en 2018. Près d’une heure et demie de fascination musicale, que les interprètes font vibrer avec un engagement absolu, dans un contexte de lumières diversifiées qui intensifient le projet. Un moment vécu qui demeurera longtemps dans la mémoires de ceux qui y ont assisté et dont les derniers mots, prononcés dans le silence par Michel de Souza (« Il y a des choses à ne jamais faire,/ Ni le jour ni la nuit,/ Ni en mer ni sur terre:/ Par exemple , LA GUERRE ») prennent une dimension tragique en ce jour même où un attentat terroriste sanglant endeuille, une fois de plus, le Proche-Orient.

Focus Musique Classique, un espace de rencontres gratifiantes

Ce festival d’Echternach, que l’on a quitté avec regret, tant la convivialité et la chaleur des contacts informels partagés y ont été de mise, s’est révélé d’un éclectisme généreux qui mérite bien cinq étoiles pour son excellence. Au-delà d’une programmation intelligente, d’une organisation sans failles et de la qualité de tous les artistes, les responsables ont eu la bonne idée de réserver une partie de l’après-midi du 7 octobre à des moments de rencontre spécifiques, des speedmeetings, au cours desquels les professionnels invités ont pu s’entretenir avec des interprètes ou avec d’autres acteurs de la scène musicale luxembourgeoise qui le souhaitaient. En ce qui nous concerne, au-delà des noms déjà cités, nous avons pu bénéficier de la présence de la soprano Stephany Ortega, qui forme avec la pianiste Léna Kollmeier le Duo Rosa, qui a enregistré chez Etcetera ou Hännsler Classic aussi bien Gershwin, Corigliano ou Kurt Weill que Piazzolla, Rodrigo ou Granados. Mais aussi de celle de la mezzo-soprano Naama Liany, qui a gravé Mompou, Barber ou Bernstein pour Origin Classical avec Rosalia Lopéz Sanchez au piano, de la flûtiste Maria Miteva, qui s’intéresse à des répertoires à découvrir, dont celui de la compositrice luxembourgeoise d’origine bulgare Albena Petrovic (°1965), avec laquelle nous avons pu dialoguer. Celle-ci a créé plus de six cents œuvres dans différents genres musicaux, opéras y compris ; une partie de sa production est suivie par le label Solo Musica. Moment privilégié aussi avec Philippe Koch, qui a été pendant de longues années premier violon du Philharmonique de Luxembourg. Faut-il rappeler qu’il a fondé, avec sa fille Laurence et son fils Jean-Philippe le Trio Koch et qu’il enseigne toujours au Conservatoire de Liège ? Il n’a pas renoncé à la pratique de son instrument ! 

La diversité et la richesse de la vie musicale luxembourgeoise a été approfondie de la meilleure manière qui soit, à l’occasion de ces deux journées fécondes en prestations remarquables. On ne peut que se réjouir d’avoir pu participer à un tel événement qui, non seulement, ouvre ou approfondit des perspectives, mais crée aussi une émulation qui n’est pas près de s’éteindre.

Echternach, les 6 et 7 octobre 2023

Jean Lacroix

Crédits photographiques : Alfonso Salgueiro Lora

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