Musique et poésie (4) : Garcia lorca quand la guitare fait pleurer les songes 

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La musique fut pour Garcia Lorca une seconde nature. Adolescent, il envisagea même de s'y consacrer, prit des leçons de piano et de guitare, et ne renonça à une carrière musicale qu'à l'âge de dix-huit ans, lorsque son maître mourut. Mais il était véritablement musicien, beaucoup plus que Bertolt Brecht, et les quelques compositions qu'il nous laisse en témoignent, qu'il s'agisse du recueil des treize Mélodies espagnoles traditionnelles, pourvues d'une harmonisation fine et élégante, ou des quelques mélodies écrites pour deux de ses pièces de théâtre, Noces de Sang et Mariana Pineda. Cet Andalou de Grenade fut imbibé jusqu'aux moelles de cante jondo, variante la plus pure et la plus secrète, la plus ancienne aussi, du chant flamenco, dont il devint l'un des plus éminents connaisseurs. Nul n'a parlé en termes plus pénétrants du "duende", ce terme intraduisible qui désigne une certaine forme d'état de grâce, d'inspiration pouvant aller jusqu'à la transe, des musiciens du cante jondo, dans leur recherche des "sonidos negros", des fameux "sons noirs". Il faut véritablement avoir du sang gitan pour cela. Ce n'était pas le cas de Garcia Lorca, mais il se sentait extrêmement proche de cette communauté souvent méprisée et opprimée, au sein de laquelle il comptait de nombreux amis. 

C'est en 1920 (il avait vingt-deux ans à peine, étant né le 5 juin 1898) qu'il fit la connaissance de Manuel de Falla, fixé à Grenade depuis l'année précédente. Jusqu'à la fin atroce du poète, ce fut une merveilleuse amitié, et dans la solitude ascétique de Don Manuel, nul ne lui fut plus proche que son génial cadet, qui lui devint une sorte de fils spirituel. Cette amitié connut un premier apogée lorsque tous deux, sur l'initiative de Lorca, organisèrent à Grenade un grand concours de cante jondo, qui eut lieu les 13 et 14 juin 1922, et qui révéla entre autres la grande Pastora Pavon, l'inoubliable et bouleversante "Nina de los Peines" ("la Fille aux Peignes"), dont il subsiste par bonheur d'extraordinaires enregistrements. Mais Lorca ne réussit jamais à convaincre Falla de tirer un opéra d'une de ses pièces, le compositeur éprouvant une aversion croissante envers ce genre de musique et se murant de plus en plus dans son ascétique silence. C'est une grande tristesse qu'il n'existe même pas une Mélodie de Falla sur un texte de Lorca, alors que ces deux êtres d'exception possédaient les plus profondes affinités humaines et artistiques. 

Homme de gauche proche des milieux communistes et anarchistes, contrairement au fervent catholique de Falla, ami et protecteur tant des gitans que de tous les marginaux, homosexuel de surcroît, Lorca ne pouvait que susciter la haine inexpiable des fascistes espagnols. Aussi, lorsque l'insurrection phalangiste de juillet 1936 fut déclenchée et que l'Andalousie, de par sa proximité géographique avec le Maroc d'où débarquèrent les troupes rebelles du général Franco, tomba la première entre leurs mains, le poète se trouva dans le collimateur des fascistes et ses jours furent en danger. Il aurait pu trouver abri dans la maison de Manuel de Falla, que son prestige international et son attitude totalement apolitique rendaient "intouchable". Par pudeur et par crainte d'alarmer un homme à la santé très fragile, il y renonça, mais il fit preuve également d'une certaine inconscience en ne prenant pas la fuite alors que c'était encore possible. Les phalangistes le capturèrent à Viznar, village des environs de Grenade où il aimait séjourner et où il avait composé son dernier recueil de poèmes, Le Divan du Tamarit, et le fusillèrent froidement le 19 août 1936, suscitant l'horreur de l'ensemble du monde civilisé. Manuel de Falla, bouleversé, ne put que se terrer davantage dans sa solitude silencieuse, mais cette tragédie, suivie de tant d'autres, ne fut certes pas étrangère à son départ vers l'exil argentin après la fin de la Guerre civile, le 2 octobre 1939. Il abandonnait un désert culturel.  

 Le 22 février, un autre des grands poètes espagnols, Antonio Machado, était mort dans un camp du Roussillon, victime du fascisme. De pair avec Miguel Hernandez, mort en prison, Lorca et Machado ont inspiré à l'un des plus grands compositeurs espagnols d'aujourd'hui, Cristobal Halffter, le puissant triptyque symphonique des Elegias a la Muerte de tres Poetas espanoles, composé en 1975 quelques mois avant la mort de Franco. En 1985, Halffter éleva un nouvel et admirable monument à la mémoire de Lorca, en prévision du cinquantenaire de sa mort, en composant son Deuxième concerto pour violoncelle à l'intention de Mstislav Rostropovitch. L'œuvre porte en épigraphe un vers de Lorca, "No queda mas que il silencio" (Il ne me reste plus rien que le silence), tandis que chacun des trois mouvements est précédé d'une autre citation poétique. 

 Ce sont là deux parmi les nombreuses œuvres saluant la mémoire et la fin tragique de Federico Garcia Lorca. Celui-ci mourut trop jeune pour s'assurer la collaboration permanente de compositeurs pour son travail d'auteur dramatique, ainsi qu'avait pu le faire Bertolt Brecht. Et puis, les conditions n'étaient pas du tout les mêmes en Espagne, où la vie musicale "classique" était fort pauvre et qui ne disposait guère d'orchestres ou d'ensembles spécialisés. D'autre part, la tradition populaire y était très forte, et le théâtre de Garcia Lorca s'inscrivait naturellement dans le climat particulier du cante jondo andalou et de la musique gitane. La musique inspirée par Garcia Lorca, et elle est nombreuse et de haute qualité, est donc née presque entièrement après sa mort, et peut se diviser en deux catégories, qui parfois se recoupent : d'une part les œuvres s'inspirant directement soit de ses poèmes, soit de ses pièces de théâtre, de l'autre, celles qui rendent hommage à sa personnalité et à son destin tragique. 

 Concernant les premières, il est frappant de constater que les opéras, assez nombreux, tirés de ses pièces, sont l'œuvre de compositeurs étrangers à l'Espagne, et recourent parfois à des traductions. L'Amour de Don Perlimplin et de Bélise en son jardin a inspiré l'Italien Vittorio Rieti dès 1949, puis, la même année 1962, son compatriote Bruno Maderna et l'Allemand Wolfgang Fortner. Plus nombreux encore sont les compositeurs qui ont écrit des opéras d'après les Noces de Sang : l'Argentin Juan José Castro en 1956, Wolfgang Fortner, encore une fois, l'année suivante, le Hongrois Sandor Szokolay en 1964 et, plus récemment, le Français Charles Chaynes (1986). Juan José Castro avait mis en musique La Savetière prodigieuse dès 1943, Louis Saguer Mariana Pineda en 1966. Yerma suscita un opéra de l'Anglais Dennis Apivor et un autre de l'Américain Paul Bowles, et cette liste n'est certainement pas exhaustive. Il y a ensuite les Ballets : Noces de Sang de Dennis ApIvor, puis de l'Argentin Esteban Cerda et des Espagnols Emilio Diego Salvador Ruiz de Luna (ce dernier sous le titre de Pasion gitana), La Maison de Bernarda Alba de Sergio Hernandez Barroso, Yerma de Leo Smit, puis d'Alan Hovhaness, etc. On renoncera à citer ici les innombrables mises en musique des poèmes lyriques de Garcia Lorca, parmi lesquelles on retrouve par exemple le nom de Francis Poulenc. Celui-ci a rejoint également la cohorte de ceux qui ont rendu hommage à la fin tragique du poète andalou avec sa Sonate pour violon et piano de 1943, laquelle porte en épigraphe le vers constituant le titre même de notre article. Mais il nous faut terminer par trois grands compositeurs plus particulièrement inspirés par l'homme et son œuvre. 

 Luigi Nono lui consacra ainsi sa première œuvre d'envergure, son Epitaphe sur Federico Garcia Lorca (1952-53), qui se présente comme un triptyque : Espana en el Corazon ("l'Espagne dans le cœur"), trois Etudes pour soprano, baryton, chœur mixte et instruments sur des poèmes de Lorca lui-même et de Pablo Neruda, Y su sangre ya viene cantando ("Et son sang déjà vient chanter"), pour flûte et petit orchestre, enfin, Memento. Romance de la Guardia civil espanola, sur l'un des poèmes les plus fameux du Romancero gitan, pour récitant, chœur parlé et orchestre. Cette même année, Nono revint encore à Lorca pour un grand Ballet avec soli, chœurs et orchestre, Le Manteau rouge.  

De vieille souche andalouse comme Lorca, Maurice Ohana lui a rendu un double et magnifique hommage, et d'abord avec son premier chef-d'oeuvre, le Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, sorte de grande Cantate pour récitant, baryton, chœur de femmes et orchestre de chambre avec clavecin solo (1950), mise en musique du sublime poème en quatre chants que Lorca avait écrit à la mémoire de son ami torero, mort aux arènes de Manzanares en 1934. Nul compositeur n'a trouvé une plus parfaite adéquation entre l'insurpassable musique du poème lui-même (simplement déclamé sans aucun support à certains endroits) et l'écrin précieux qu'il a su lui sertir. En 1976, Ohana a élevé une admirable stèle au poète assassiné avec le premier de ses deux Concertos pour violoncelle et orchestre, Anneau du Tamarit, du nom de son dernier recueil poétique, et qu'il tint à composer dans le village même de Viznar où eut lieu son meurtre. 

Enfin, le compositeur américain George Crumb (né en 1929) a consacré tout un grand cycle à la poésie de Lorca, pour laquelle il témoigne des plus rares affinités. Il en est résulté une série de véritables joyaux, pour voix et petites formations de chambre : Night Music I dès 1963, quatre Livres de trois Madrigaux chacun (1965-69), Songs, Drones and Refrains of Death ("Chants, Bourdons et Refrains de la Mort", 1968), peut-être l'œuvre la plus saisissante de la série, de pair avec Ancient Voices of Children (1970), qui est la plus célèbre, précédée d'une page purement instrumentale, Night of the four Moons ("Nuit des quatre Lunes"). Ensuite,  Crumb est encore revenu à son poète de prédilection dans Federico's little Songs de 1986. Précisons qu'en dépit de leurs titres anglais, ces œuvres mettent toutes en musique le texte original espagnol. 

 Malgré le défi redoutable que pose aux compositeurs un poète dont les textes même sont déjà une incomparable musique, il n'est pas douteux que le lyrisme de Lorca et les sortilèges de son théâtre et de ses poèmes continueront longtemps encore à inspirer les musiciens du monde entier. 

Article rédigé par Harry Halbreich  dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

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