Les Sixteen à la Sixtine : de Josquin à Allegri, chant sacré à la Chapelle papale

par

THE CALL OF ROME. Tomás Luis de VICTORIA (c1548-1611) : Tenebræ responsories - Sabbatum Sanctum ; Salve Regina a8. Josquin DESPREZ (c1440-1521) : Pater noster ; Ave Maria ; Gaude virgo mater Christi ; Illibata Dei Virgo Nutrix. Felice ANERIO (c1560-1614) : Litaniae Beatissimae Virginis Mariae ; Regina caeli laetare a8. Gregorio ALLEGRI : Missa in lectulo meo (Gloria) ; Miserere. The Sixteen, dir Harry Christophers. Livret en anglais ; textes en latin traduits en anglais.  2012 (Miserere) &  2019.  72’45. Coro COR 16178.

Certes, le jeu de mots était facile, d’autant que l’ensemble anglais avait déjà enregistré un Music from the Sistine Chapel (référence 16047 au catalogue Coro, et non 16147 comme indiqué par erreur sur la quatrième de couverture). Cette année 2020 marque le vingtième anniversaire des « The Sixteen’s Choral Pilgrimage » : la tournée devait sillonner les églises du Royaume-Uni à la rencontre de son public. Hélas la crise épidémique en a décidé autrement, les concerts de septembre sont (à ce jour) annulés. Les concerts devaient se concentrer sur la thématique de cet appel de Rome, illustré par le présent CD.

Secouée par le Grand Schisme et la rivale papauté d’Avignon, la Rome du milieu du XVe siècle entendait consolider son empire politique et spirituel, s’affirmant comme lieu de pèlerinage et foyer artistique attirant de nombreux musiciens. Parmi lesquels Josquin Desprez, qui officia quelques années dans les chœurs du Vatican. Le manuscrit du motet Illibata Dei virgo y est conservé dans une chapelle. La première partie est un acrostiche, les initiales de chaque ligne formant le nom du compositeur. Si l’on quantifie les lettres de ce nom par leur rang dans l’alphabet, leur addition fournit le chiffre 88, qui représente le nombre de notes du soggetto cavato sur le la-mi-la de Ma-ri-a. C’est assez dire la virtuosité conceptuelle de cette œuvre ! On a longtemps pensé, comme le rappelle la notice du CD, qu’il s’agissait d’une création de jeunesse, du moins avant 1500. Les travaux de Richard Sherr (Journal of the American Musicological Society, Vol. 41, No. 3 automne 1988, pp. 434-464) argumentèrent une hypothèse plus précise, la considérant comme une tentative de surpasser les compositeurs de Rome sur le terrain du motet à cinq voix. De Josquin, le programme nous offre un autre suggestif motet marial, puis une élaboration à six voix des prières Ave Maria et Pater Noster, parmi les plus fines du maître.

Le temps liturgique de la Passion revêtait bien sûr une importance particulière dans la cité, lieu de cérémonies édifiantes. Le plain-chant sur les Lamentations de Jérémie, qui introduit le disque, nous resitue dans la circonstance. Les Sixteen enchaînent sur un des plus émouvants Répons des ténèbres de Victoria, celui pour le Samedi Saint. Le disque se refermera sur le magistral Salve Regina, un des plus touchants exemples de déploiement polychoral du compositeur espagnol.

Autre exemple de ce style polychoral, l’exultant Regina caeli laetare de Felice Anerio, dont les alléluias clament la joie de la Résurrection. Les Litanies à la Vierge de ce successeur de Palestrina montrent combien il savait varier les textures (de scansion, d’harmonie) au sein d’une structure répétitive.

Superbes tuilages contrapuntiques pour le Gloria de la Messe inspirée du motet « in lectulo meo » de Pietro Bonomi (italianisation de Pierre Bonhomme, après que ce Liégeois eut cédé à l’appel de la Ville Éternelle). Du même Gregorio Allegri, ce récital inclut bien sûr le célèbre Miserere qui dès le XVIIe siècle devint une des attractions touristiques de la Chapelle Sixtine, et dont l’ornementation ciselée par les chantres était un secret jalousement gardé. Selon la légende, le jeune Mozart en avril 1770 réussit de mémoire à transcrire le psaume après l’avoir entendu, mais sans les fioritures et abellimenti qui forgeaient la beauté du chant « sur le livre ». Au fil du temps se décanta une tradition simplifiée, enluminée par les notes aiguës, ces fameux et inauthentiques contre-ut si angéliquement exhalés par le King’s College de Cambridge. En se fondant sur une étude de l’universitaire Ben Byram-Wigfield, les Sixteen proposèrent en 2012 un travail de spéléologie, concrétisé par une performing edition (Ancient Groove Music) : une approche sédimentaire du Miserere qui reflète l’évolution de sa pratique à travers les âges. Chaque séquence, depuis la psalmodie en faux-bourdon de l’original, correspond à une strate de stylisation. Exercice absolument fascinant, et exécution de haute volée ! À l’instar de la prestation de l’équipe menée par Harry Christophers durant ces soixante-douze minutes. Droiture, pureté, impeccable justesse. L’unique menu regret concernerait l’acoustique un peu sèche de la Church of St Augustine où fut réalisé en novembre dernier l’essentiel du CD ; le Miserere capté à St Alban the Martyr sept ans auparavant dévoile une spatialisation bien plus épanouissante, garante d’une parfaite émotion.

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

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