L'Europe des Temps modernes : stravaganza baroque au Portugal

par

Nouvelle étape musicale de l'Europe des Temps modernes : Le Portugal. L’expression du baroque en musique a été le moteur d’une véritable frénésie de création à l’échelle européenne. Nous ne pouvons donc décemment quitter notre tour d’horizon de la Stravaganza baroque sans évoquer les compositeurs qui ont brillamment défendu la cause du baroque en musique bien au-delà des frontières des pays qui ont joué à cette époque un rôle prépondérant.

Après plus d’un siècle de prospérité politique et économique qui en ont fait l’une des grandes puissances maritimes du globe, le Portugal a connu dans la seconde moitié du XVIe siècle une période de grave déclin qui l’a progressivement rendu totalement dépendant de son voisin espagnol. Du point de vue culturel, et plus particulièrement musical, c’est une véritable crise d’identité qui s’en est suivie. Toute l’activité artistique profane, qu’elle soit littéraire, théâtrale ou musicale, en a directement souffert. Jugé intrinsèquement frivole et moralement suspect, cet art profane a donc progressivement disparu sous la chape de plomb de la Contre-Réforme et du mysticisme ibérique. En conséquence, les témoignages d’une réelle activité musicale dans le domaine profane au tournant des XVIe et XVIIe siècles sont extrêmement peu nombreux : la tradition des chansonniers portugais s’éteint peu à peu, et il n’en subsiste paradoxalement qu’un seul écho... en Espagne, où quelques compositeurs lusitaniens tels que Manuel Machado cultivent avec succès le nouveau genre du tono humano. Quant à l’Eglise portugaise, elle tolère l’insertion au sein de la célébration des fêtes les plus joyeuses de l’année liturgique (Noël, Epiphanie, Fête-Dieu...) de villancicos sacrés chantés dans la langue du pays. Ces compositions simples, vivantes et colorées, souvent très rythmées, connaissent un succès considérable tout au long du XVIIe siècle. 

Si le Portugal se détourne donc de la musique profane, il offre parallèlement à la polyphonie sacrée de la Renaissance une ultime floraison de toute beauté. Ce véritable "âge d’or" décalé dans le temps s’appuie sur un solide réseau d’institutions ecclésiastiques qui se sont fait un devoir de créer des chapelles musicales richement dotées, mais aussi de leur adjoindre des écoles permanentes de très haut niveau. Tout concourt alors à l’éclosion de nouveaux talents au sein de cette école de contrapuntistes conservateurs. Groupés pour la plupart autour de la Cathédrale et de l’Université d’Evora, ces compositeurs (dont les plus illustres sont Duarte Lôbo et Manuel Cardoso) s’inspirent directement de leurs illustres prédécesseurs Palestrina et Victoria pour écrire une musique qui témoigne à la fois de leur parfaite maîtrise du contrepoint et de leur capacité à traduire en musique les nuances et le pouvoir émotionnel d’un texte. La restauration d’une Cour Royale à Lisbonne en 1648 renforce encore le phénomène, tant les goûts affichés par le nouveau souverain Jean IV sont clairement favorables au répertoire traditionnel a cappella. L’art polyphonique s’impose donc durablement au répertoire de la Chapelle Royale du Portugal qui, jusqu’au coeur du XVIIIe siècle, se fournit régulièrement en musique sacrée de stile antico auprès de la Chapelle Pontificale à Rome.

Cependant, le Portugal est disposé à s’adapter progressivement aux tendances nouvelles. Les compositeurs actifs à la Chapelle Royale au milieu du XVIIe siècle, comme Joao Lourenço Rebelo, travaillent dans un environnement favorable qui leur ouvre d’autres perspectives. A cette Chapelle d’excellent niveau autant du point de vue instrumental que vocal, ils destinent un répertoire tout à fait original, qui s’inscrit dans la lignée du stile concertato de Gabrieli, tout en conservant une référence à l’ancien style contrapuntique qui lui confère une profondeur et une élégance de style très particulières. Au seuil du XVIIIe siècle, cette adaptation aux nouvelles techniques compositionnelles franchit un nouveau pas, d’autant que le répertoire profane, largement délaissé jusque-là, opère un retour très remarqué sur le devant de la scène.

Même si la Chapelle Royale, qui bénéficie des services d'un authentique maître du clavier en la personne de Carlos Seixas (1704-1742), et la musique sacrée restent "incontournables", c'est toute la vie musicale de la Cour qui se diversifie et s’enrichit en fonction des goûts de luxe et d’ostentation des nouveaux souverains. Au début du siècle, ce sont les zarzuelas adaptées en portugais qui sont fréquemment mises en scène dans le cadre des divertissements princiers. Mais dès les années 1720, c’est la vague italienne qui submerge le Portugal comme toute l’Europe ou presque. Le phénomène s’accentue du fait de la présence de plus en plus fréquente à Lisbonne d’artistes italiens de très grande valeur, parmi lesquels Domenico Scarlatti qui y séjourne de 1720 à 1728. Encouragés par un monarque mélomane, les meilleurs compositeurs portugais de la nouvelle génération, tels Antonió José Teixeira et Antonió de Almeida, se perfectionnent en Italie. Ils deviennent à leur retour des membres éminents de la Chapelle Royale, pour laquelle ils écrivent indifféremment de la musique concertante ou du répertoire a cappella, ainsi que de remarquables compositeurs d’opéras italianisants. Ecrit à partir de livrets italiens ou portugais, l’opéra s’impose donc en quelques années à Lisbonne. Les artistes italiens sont de plus en plus fréquemment invités à se produire dans la capitale. Sous l’impulsion de José Ier, l’architecte Giovanni Carlo da Bibiena édifie le nouvel opéra de la Cour, l’opéra de Tejo, qui devient l’un des principaux centres de l’activité musicale du pays jusqu’au séisme de 1755. Dès lors, de nombreux opéras résonnent sur les bords du Tage, à la suite de Farnace de Schiassi (1735), de Siface de Leo (1737), de La pazienza di Socrate (1733) et de La Spinalba (1739) de Almeida. Cette déferlante d’opéras italiens force la porte des églises. Le style concertant s’y impose en effet de plus en plus clairement avec les compositeurs de la génération suivante, comme Joao de Sousa Carvalho ou Jeronimo Francisco de Lima, formés à Naples. La musique se met alors au service de célébrations liturgiques fastueuses dont le luxe et la pompe rivalisent presque avec la splendeur des spectacles scéniques.

Du point de vue musical, le Portugal de la fin de l’âge baroque évolue donc comme une colonie italienne, qui vit au rythme de la Péninsule et lui confie ses meilleurs éléments

Jean-Marie Marchal

Crédits photographiques : DR

https://www.crescendo-magazine.be/leurope-musicale-des-temps-modernes-la-france-du-grand-siecle/

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.