Emmanuelle Stéphan, pianiste 

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La pianiste française Emmanuelle Stéphan est à l’aise dans son époque. Si elle revendique la nation de tradition et d’école, elle manie avec brio les canaux de communication de son époque. Crescendo Magazine rencontre cette musicienne dont le duo qu’elle forme avec Gabriel Tacchino est des plus demandés à travers le monde.

J’ai lu que vous citez souvent les écoles “russe” et “française” qui ont façonné votre formation. Pourquoi ces deux nations musicales ? Est-ce que le terme d’école ou de style national a encore un sens actuellement ? 

C’est le hasard des parcours de vie qui nous façonne, et un heureux hasard qui a mis sur mon chemin des représentants de l’école russe et de l'école française. Pour moi, une grande chance fut que Yuri Klempert, élève d’un élève de Heinrich Neuhaus, fut mon premier professeur de piano. Klempert était un excellent traducteur de l’Art du Piano, ouvrage méthodologique du grand maître russe. Il m’a transmis sa passion du piano, et j’ai par la suite entretenu cet aspect en recueillant les conseils de Lilya Zilberstein à Vienne. Ma seconde nation musicale, française, est plus naturelle et choisie, c’est ici le goût qui m’a porté vers la musique française et notamment l’interprétation de Satie et Poulenc par Gabriel Tacchino. Si l’on s’accorde pour dire qu’une école au sens culturel est une concordance d'idées autour de personnalités majeures, alors oui, le terme a sûrement toujours un sens actuellement. Du moins lorsque l’on parle de la formation, où l’on se réfère en musique classique à des œuvres passées.

Quant aux œuvres actuelles, je suppose qu’il y a toujours une notion d’école : on dira toujours que tel compositeur est représentatif de la musique plutôt sérielle, minimaliste, etc,...

 Vous avez consacré un album à Poulenc avec Gabriel Tacchino. Poulenc n'est-il pas l'incarnation d’un style français à la fois profond et gouailleur ? 

On a souvent écrit de Poulenc qu’il était à la fois le moine et le mauvais garçon, donc une personnalité très antinomique. Ces traits sont corroborés par ce que Gabriel Tacchino se rappelle de lui. Et par sa musique où se juxtaposent légèreté des chansons françaises et profondeur des accord théologiques, ou spiritualité et humour même se côtoient ; il existe une belle anecdote de cet événement dans un livre apparaître des entretiens de Gabriel Tacchino avec Frédéric Boucher, qui montre que Poulenc était capable de rire des choses considérées comme les plus sérieuses voire les plus sacrées. Cette dichotomie est sûrement très française si on la rapporte au sens de la critique et du débat français ; j’ai souvent le sentiment que nous, Français, nous aimons débattre. Cette antinomie se retrouve dans la musique de Poulenc.

 Vous vous produisez souvent avec Gabriel Tacchino. Comment avez-vous rencontré ce grand musicien ? 

J’ai un peu forcé le hasard puisqu'ayant découvert la musique de Francis Poulenc grâce à son intégrale, je me suis inscrite dans sa classe de perfectionnement à la Schola Cantorum à Paris. A cette époque, je travaillais certains morceaux à 4 mains, notamment la Sonate à quatre mains de Francis Poulenc. Et j’ai eu la chance immense que Gabriel Tacchino apprécie mon jeu et me propose de l’accompagner pour un concert en Chine. J’ai joué des œuvres de Debussy et de Chopin au piano seul et nous avons joué à 4 mains la Sonate de Poulenc, entre autres. Le concert s’est très bien passé, il m’a proposé de jouer ensemble et nous avons fini par constituer un duo. C’est pour moi une grande chance de jouer avec un grand musicien tel que lui ! Je continue de travailler les œuvres solos avec lui avant mes concerts, et c’est un grand plaisir de jouer en musique de chambre avec un musicien avec qui tout « coule de source ».

On connaît Gabriel Tacchino par ses enregistrements de la musique de Poulenc et le fait qu'il a étudié avec le compositeur lui-même. Est-ce que les notions de tradition interprétative ou d'héritage culturel sont importantes pour vous ? 

Elles sont même cruciales, en particulier dans la musique classique. Pour moi, notre art se doit justement de restituer l’esprit d’une œuvre au plus juste de son style et de ce que le compositeur lui-même avait en tête au moment où il l’a composée. Pour la musique classique, cela ne s’improvise pas ! C’est tout le but de justement coller le plus fidèlement possible à l’âme de l’époque. Évidemment, il reste une part d’interprétation puisque le compositeur ne peut, par la musique écrite, indiquer toutes ses intentions jusqu’aux plus subtiles ; c’est là le rôle de l'interprète qui se doit de rechercher parmi tradition et héritage culturel l’atmosphère juste.

Cela m’apparaît comme l'équation de base de notre art et cela constitue le mystère et l’attrait de la musique classique. En tant qu’interprète, on réalise un tour de magie en créant des moments historiques, en recréant des pensées sur des morceaux de vies, des pensées, des événements que l’on n’a pas vécus ; et par la musique, ces pensées, ces sentiments parviennent jusqu’à nous. 

Votre site internet est très bien conçu et il pourrait même être un modèle pour de nombreux musiciens. Vous êtes également présente sur les réseaux sociaux. L’artiste du XXIe siècle doit-il être foncièrement connecté ? Le digital est-il une opportunité pour la musique classique ? 

Je pense que l’artiste du XXIe doit être connecté pour être en contact avec son public, car aujourd’hui le public est demandeur d’échanges et de pouvoir se lier avec les artistes, donner son point de vue, voir les annonces de concerts, ou des anecdotes même de la vie 

de tous les jours. Les réseaux sociaux nous relient et c’est un trait essentiel de l’artiste de vouloir partager et de sentir relié aux autres ; alors je trouve naturel pour l’artiste d’exploiter les réseaux sociaux. De ce point de vue, celui du partage et de l’accès à tous, le digital est une opportunité pour la musique classique. J’ai d’ailleurs proposé au Ministère de l’Education nationale français et à certains représentants du Conseil de l'éducation artistique et culturelle un projet qui allie l’accès à la musique et le digital dans les écoles. C’est un projet qui, je l’espère, va connaître une phase de test dès 2021.

Ce second confinement a tout de même surpris par sa soudaineté et, encore une fois, le monde de la culture a été marginalisé dans les prises de décisions. Quels sont les sentiments qui vous habitent par rapport à cette période troublée ? 

Ce second confinement a été marqué pour moi par un événement très personnel puisque, une dizaine de jours plus tôt, ma maman a été déclarée positive au COVID. J’étais justement chez elle en Alsace pour un récital dans ma ville natale Mulhouse et un reportage pour France télévision quand elle a eu les premiers symptômes. J’ai dû me faire tester et on a dû s’isoler des amis et de la famille. Pour nous, cela s’est finalement passé très vite et bien puisqu’à ce jour maman est guérie et n’a développé que des symptômes très légers. Quant à moi mon test a été négatif mais j’ai tout de même respecté une quarantaine avant le confinement. Par contre je garde un très mauvais souvenir de cette angoisse que la maladie soit sévère pour maman, et je suis à présent très respectueuse du confinement. Je pense que tant que l’on n’est pas concerné, on a du mal à réaliser ; mais si ça nous arrive, cela peut être trop tard.
En ce qui concerne le monde de la culture dans la prise de décision, c’est vrai qu’on n’a que très peu entendu les musiciens -et les artistes en général- s’exprimer. On dit que l’état du milieu culturel reflète l’état d’une société ; si cela est vrai, la nôtre est au plus mal. Est-ce parce que les artistes ont toujours une part d’aléa et de risque dans leur carrière qu’ils sont les moins couverts par les mesures de sécurité, et qu’ils ne semblent pas beaucoup se plaindre ? Est-ce parce que leur art leur procure un exutoire où décharger leur angoisse ? Il faut l’espérer. Cela étant, certaines solutions nouvelles ont été trouvées pour ce second confinement avec davantage de concerts qui ont tout de même eu lieu sans public mais avec diffusion en live via les sites internet des grandes salles ; ou à la radio. Il faut essayer de s’adapter le mieux possible et peut être de trouver du positif au confinement. On peut espérer que les gouvernements prennent à présent plus à cœur la portée de certains risques, qu’ils soient sanitaires, terroristes ou climatiques. L’humanité n’a plus d’autre choix que d’être solidaire et de penser au long terme si elle veut surmonter les défis de notre siècle.

Le site d'Emmanuelle Stéphan : www.emmanuellestephan.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Manoir du Cleuyou

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