Livre I du Clavier bien tempéré par Jérôme Granjon : une éthique de la sobriété

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 1 BWV 846-869. Jérôme Granjon, piano Paulello « Opus 102 ». Livret en français et anglais. Juillet 2019. TT 57’06 & 58’24. Anima ANM201/201

Après le Livre II du Wohltemperiertes Klavier enregistré sur un Steinway, Jérôme Granjon aborde le Livre I sur un instrument rare : cet Opus 102 ne se réfère pas à un rang de production mais au nombre de touches (au lieu des 88 habituelles) de ce piano de huit octaves et demie du facteur Stephen Paulello, qui est par ailleurs tendu en cordes parallèles et non croisées. Un spécimen qui fut aussi utilisé par Laurent Cabasso dans son récent enregistrement (septembre 2019) des Toccatas de Bach, chez le label Paraty. L’ambitus excède bien sûr les exigences des œuvres du Cantor, mais permet un « enrichissement harmonique qu’elles apportent à l’ensemble par leurs vibrations », comme l’écrit le pianiste dans le livret du présent CD. Il y consigne aussi que l’écriture polyphonique a accompagné tout son parcours, et y explique la révélation offerte par Daniel Barenboim qui joua il y a vingt ans l’intégralité du Livre I au Théâtre du Châtelet. Le reste de la notice atteste la familiarité de l’interprète avec ces partitions qu’il offre aussi en concert.

Dès le premier Prélude, le phrasé annonce sa modération, sa douceur, sa dynamique nivelée, ouatée dans une sonorité coulante et homogène (quelle détente musculaire !), au ton cuivré -aux antipodes des couleurs au tube de Friedrich Gulda (Philips) et de la vitalité rythmique de Rosalind Tureck (Decca US), pour citer deux grands classiques du disque. Les marteaux caressent les cordes sans exciter la résonance, garants d’un contrepoint immaculé, déployé avec science et retenue, sans débord ni rubato intempestif. Même le trépidant perpetuo de double-croches du Prélude en ut mineur, devenu fontaine plutôt que torrent, s’entend apprivoisé par cette lecture toute domestique, d’essence sereine. La bucolique Fugue en do dièse majeur, la plainte inconsolable de la Fugue en ré dièse mineur sont visitées tout feu éteint, la Fugue en fa dièse mineur frôle le mutisme, l’impalpable Fugue en si bémol mineur se signe dans un recueillement quasi monacal. Le relief s’invite modiquement, par exemple dans le galbe de la Fugue en la mineur.

Les vérités funestes abdiquent dans un geste ataraxique. Les emports, les éclats, n’en paraissent que plus fugitifs. Les humeurs sont aussi égales que le tempérament de ce clavier « bien tempéré » : elles en oublient parfois la variété du tactus qui animerait le texte, rendu ici dans une nudité qu’on pourra estimer dénervée. Le pianiste apprécié comme partenaire chambriste (avec le Trio Hoboken Haydn en 2008, un programme espagnol en 2012) et comme récitaliste (Dans les brouillards, en 2011) livre ici une démonstration de parcimonie, innervée de subtils contrechants, mais qui tend aussi à s’euphémiser sous la sagesse de l’éclairage et de la diction. Il faut un certain courage pour s’atteler à ce monument de la littérature claviéristique visité par les plus grands interprètes, et il faut une non moindre maîtrise conceptuelle et technique pour restituer tout son génie avec une telle décantation : Jérôme Granjon excelle à cette économie de l’humilité.

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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