Mahan Esfahani dans Bach : le clavecin en démonstration

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concerto nach italienischen Gusto BWV 971. Ouvertüre nach franzözischer Art BWV 831. Duetti BWV 802-805. Capriccio en si bémol majeur BWV 992. Capriccio en mi majeur BWV 993. Mahan Esfahani, clavecin. Juin 2021. Livret en anglais, français, allemand. TT 73’43. Hyperion CDA68336

Après la parution de Partitas et de Toccatas déjà très remarquées, Mahan Esfahani poursuit ici son parcours en Bach avec panache. Le Capriccio en si bémol majeur compta dès ses premières études, à Boston auprès du claveciniste australien Peter Watchorn. Le présent album inclut ce polyptique que Bach dédia supposément à son jeune frère Johann Jakob parti pour la Cour de Suède, et dont la notice explicite le scénario, sous une plume tout aussi imagée que l’interprétation que nous entendons. Il inclut aussi son voisin de catalogue, ce BWV 993 plus rarement joué, et impliquant un autre membre de la famille, en la personne de Johann Christoph, organiste à Ohrdruf. Là encore, Mahan Esfahani impressionne par son jeu appuyé, placardant un humour aussi capricieux que capricant, jusqu’à une conclusion haletante et fracassière qui à ce paraphe va comme un gant (de boxe).

En page 7, les remerciements citent la mention que Girolamo Frescobaldi accola à une de ses toccatas : non senza fatiga si giunge al fine, récompense et encouragement de l’effort. « Ce n'est pas sans mal qu'on arrive au bout », l’auditeur pourrait aussi reprendre cet avertissement à son compte, tant exige l’écoute de ce CD rien moins que de tout repos. On s’en félicite ! Notamment pour la Clavier-Übung II, dont l’abondante discographie mérite la secousse pour réveiller tout mélomane blasé des grands noms qui l’enregistrèrent.

Natif de Téhéran, formé aux USA, le virtuose s’est installé dans la capitale tchèque où il se perfectionna auprès de la regrettée Zuzana Růžičková, disparue en 2017. C’est aussi de Prague que nous vient ce sémillant instrument à deux claviers en seize pieds (16’8’8’’4’). Quelle orgie de timbres et de couleurs ! Sorte de pendant à l’orgue à bouche et ses barils à liqueur imaginés par Joris-Karl Huysmans, ce clavecin de Jukka Ollikka verse dans l’oreille un carrousel de capiteux breuvages, dont la combinaison d’arômes semble inépuisable. On le vérifie dans les exercices harmoniques des quatre Duetti, plus souvent abordés sur les tuyaux et qui sonnent ici avec une révélatrice fraîcheur.

On le vérifie encore et surtout dans le « Concerto italien », dessiné avec force, que ce soit le jeu luthé de l’Andante, ou le Presto matraqué d’une poigne ahurissante, intimant aux plectres de cracher battitures ! La galerie de l’Ouverture française qui occupe la moitié du disque offre autant d’occasions d’admirer l’autorité que Mahan Esfahani dégage de chaque danse. Le maintien imposé à la Gavotte, la texturation qui tire mille reflets du Passepied, la conduite hautaine qui corsète la Sarabande, le jarret bandé du da capo de la Bourrée, l’aveuglante projection de l’Écho qui transborde le recueil sur un sommet d’ivresse, non sans tapage : une constante leçon de brio. Laquelle a son revers : la sensibilité semble parfois intimidée sous la férule.

Mais comment résister à pareille gymnastique où le muscle a chassé tout gras, à pareille exhibition qui sans empois ni rubans extirpe de la partition une telle énergie brute ?! On en sort chaviré et soumis. Au tapis. Globalement, même à considérer des techniciens hors pair comme Andreas Staier ou Pierre Hantaï, ce CD d’une renversante agilité (la main gauche vaut la droite, les deux en valent quatre) propose une heure de clavecin comme nous en avons peu entendue. La démonstration ne serait rien sans la pertinence esthétique et l’intense beauté du geste qui lui valent notre récompense. Une suprême alliance du pugilat et de la callisthénie ? Du grand et noble art en tout cas.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 



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