Mélodies et musique de chambre d’Alfred Bruneau, l’ami de Zola

par

Alfred BRUNEAU (1857-1934) : Chants antiques, cycle de dix mélodies sur des poèmes d’André Chénier ; Plein air, dix poèmes pour chant et piano sur des poèmes de Théophile Gautier ; Un Miracle et Soirée, poésies de Richepin ; La Nuit de mai, mélodrame pour harpe, quatuor à cordes et récitant, sur un texte d’Alfred de Musset ; Romance pour violon ; Fantaisie pour cor ; Romance pour alto ; Deux morceaux de genre pour violoncelle et piano ; Romance pour quatuor de clarinettes ; Prélude de l’Enfant-Roi, transcription pour piano d’Alfredo Casella. Cyrille Dubois, ténor ; Jeff Cohen, piano ; Vincent Figuri, récitant ; Quatuor Varèse ; Quatuor Anches Hantées ; Marie Normant, harpe ; Jens McManama, cor. 2020. Livret en français et en anglais. Textes des poèmes reproduits en français. 96.19. Salamandre 002 (un album de 2 CD).

A une exception près (Soirée), le programme de ce CD Salamandre ne contient que des premières mondiales au disque. Ce n’est pas étonnant : Alfred Bruneau fait partie de la cohorte des méconnus de la musique, pour lesquels la postérité n’a pas été généreuse. L’objet discographique que ce label propose avec l’aide de la Fondation parisienne Francis et Mica Salabert, qui œuvre à la sauvegarde du patrimoine et « aux dialogues entre l’écriture et ses expressions sonores » est soigné, joliment présenté et bien documenté. Il permet au mélomane de découvrir un univers musical sensible qui mérite que l’on s’y arrête.

Né en 1857 à Paris où il décédera en 1934, Alfred Bruneau est issu d’un milieu où l’on pratique la musique en famille, ce qui lui permet de découvrir très tôt Mozart ou Beethoven. Le jeune Alfred, qui a choisi le violoncelle, obtient un premier prix en 1875, puis découvre le répertoire symphonique chez Pasdeloup. Il jouera sous la direction de Verdi ! Il entre dans la classe de composition de Massenet. Il concourt pour le Prix de Rome, il y obtient en 1881 le Premier second grand Prix. Bruneau est très attiré par l’univers théâtral ; il va exercer une double fonction de compositeur et de critique musical. Après quelques essais dans le domaine du poème symphonique, du ballet ou d’un premier opéra, Kérim, en 1886, Bruneau fait une rencontre décisive, celle d’Emile Zola, son aîné de près de vingt ans ; l’écrivain est alors en plein épanouissement et au sommet de sa renommée. Une amitié se noue ; elle connaîtra son apogée lors de l’affaire Dreyfus. Bruneau prend fait et cause pour les opinions de Zola. Une collaboration, dont la première date de 1888, va se renouveler à plusieurs reprises jusqu’au décès suspect de Zola en 1902. L’intéressante notice, signée par Vincent Figuri, récitant de La Nuit de mai, signale l’existence d’une autobiographie de Bruneau publiée chez Fasquelle en 1931 (A l’ombre d’un grand cœur. Souvenirs d’une collaboration), dans laquelle la relation avec Zola est largement évoquée. Figuri nous apprend que l’auteur de Germinal « écrira trois livrets pour Bruneau et quatre autres en collaboration avec Louis Gallet ou Alfred Bruneau lui-même. » Sept œuvres pour la scène (Bruneau composera douze opéras) seront la concrétisation d’un labeur commun. Parmi elles, La Faute de l’abbé Mouret (musique de scène, 1907) et les opéras Le Rêve (1891), L’Attaque du moulin (1893) ou Naïs Micoulin (1907) ont pour origine des titres de Zola. A côté des partitions lyriques, le catalogue d’Alfred Bruneau s’enrichit de musique pour orchestre en petit nombre, de musique chorale et vocale et de musique de chambre. Il est aussi l’auteur de plusieurs livres, dont une biographie consacrée à Massenet en 1934. Dominé par l’investissement que demande l’écriture d’opéras, dont la part prise par Bruneau dans l’introduction du drame réaliste dans la musique française est injustement oubliée, le reste de sa production est limité. 

L’album du label Salamandre dont Vincent Figuri, musicologue et comédien, est le créateur, est donc précieux car il va à la rencontre de deux autres univers de Bruneau, celui de la mélodie et celui de la musique de chambre. La partition qui donne son titre à cet album est La Nuit de mai, un mélodrame pour harpe, quatuor à cordes et récitant qui date de février 1886, d’avant la rencontre avec Zola, et ouvre le second CD. C’est le célèbre poème de Musset qui commence par « Poète, prends ton luth et me donne un baiser ». La harpe et le quatuor sont les comparses discrets de ce superbe échange entre la muse et le poète ; il est récité (diction exemplaire) par Vincent Figuri qui lui donne un caractère que certains estimeront trop déclamatoire, mais les vibrations sensibles du comédien lui confèrent un cachet noble et douloureux. Il s’agit d’un manuscrit inédit de la Bibliothèque Nationale de France, dont la création a été donnée sur France Musique en juin 2005 par Vincent Figuri et déjà Marie Normant à la harpe, mais c’était le Quatuor Voce qui officiait alors. Ici, la tâche incombe au Quatuor Varèse, aux couleurs bien dosées dans ce paysage nocturne. De courtes pages de musique de chambre complètent ce second CD. Si elles ne sont pas irrésistibles, elles mettent cependant en valeur divers instruments : le violon, le cor, l’alto, un duo violoncelle/piano ou un quatuor de clarinettes (que de délicatesse engendrée par le Quatuor Anches Hantées dans une Romance !), révélant un art sensible et soyeux qui fait la part belle au charme et à l’émotion. Une transcription au piano du Prélude de l’Enfant-roi, comédie lyrique de 1905 due à Alfredo Casella, est défendue par Jeff Cohen avec le geste épique qui convient.

Le même Jeff Cohen, qui était le partenaire de Tassis Christoyannis dans la magnifique intégrale récente des mélodies de Reynaldo Hahn, est le complice de Cyrille Dubois dans le premier CD de l’album, consacré à des mélodies. Si Un Miracle et Soirée de 1889 sont de très brefs poèmes sensuels de Jean Richepin, le cycle Chants antiques de dix mélodies sur des poèmes d’André Chénier (1927) et Plein air, sur des poèmes de Théophile Gautier (1932), sont des partitions tardives. Bruneau est septuagénaire et son choix se porte ici sur le XIXe siècle, alors que par le passé, il a mis en musique des contemporains comme Paul Bourget ou Catulle Mendès. Les Chants antiques sont un assemblage de poèmes de divers recueils de Chénier, notamment des Elégies et des Bucoliques, le titre étant inventé par le compositeur. L’antiquité imaginée est au centre des textes, l’accompagnement au piano est réduit et permet à la voix d’être prioritaire et de souligner les vers de manière claire, fluide et limpide dans un contexte séduisant. Même atmosphère pour les poèmes de Gautier, eux aussi pris au hasard dans des recueils comme Emaux et camées ou les Poésies nouvelles. Vincent Figuri a raison de souligner dans sa notice que « l’accompagnement procède toujours de formules (siciliennes, accords alternés, simples lignes mélodiques, batteries d’accords), qui permettent à la voix de se déployer en toute liberté ». Cyrille Dubois est un interprète idéal pour ce répertoire : il apporte un soin tout particulier à ciseler les mots, à leur donner une distinction et un raffinement que sa voix lumineuse met en évidence avec ce timbre chaleureux qu’on lui connaît. Le partenariat avec Jeff Cohen, idéal, donne aux partitions de Bruneau une réelle valeur de découverte. 

Ce programme rend justice à un compositeur méconnu auquel le présent album apporte un regain d’intérêt. Il faut toutefois signaler qu’il existe chez Cantus Classics depuis 2015 une réédition d’un enregistrement de L’Ouragan, drame lyrique en quatre actes, poème de Zola ; c’est une version des chœurs et de l’orchestre de la Radio-Lyrique de Paris, sous la direction d’Eugène Bigot. Camille Maurane fait partie de cette distribution de 1957. On peut aussi trouver chez Naxos (2018) des extraits symphoniques de L’Attaque du moulin ou d’Anaïs Micoulin, opéras zoliens, par le Symphonique de Barcelone dirigé par Darrel Ang. Et même un Requiem monumental que dirige pour RCA en 1994 Jacques Mercier à la tête de l’Orchestre National de l’Île-de-France (couplé avec le poème lyrique Lazare, texte de Zola). Ludovic Morlot en a proposé une autre version, un concert public de l’Orchestre et des Chœurs de la Monnaie, chez Cyprès en 2014, avec Mireille Delunsch et Nora Gubisch parmi les solistes. Nous appelons de nos vœux l’un ou l’autre enregistrement d’opéras de Bruneau. Le Palazzetto Bru Zane, organisme défricheur, serait tout désigné pour une telle résurrection.

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix

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