Le Wanderer du voyage à l'errance (5) : Mahler et l'idée du Wanderer

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"Je suis trois fois sans patrie: un Bohémien parmi les Autrichiens, un Autrichien parmi les Allemands et un juif parmi tous les peuples du monde". Ainsi s'exprimait Gustav Mahler (1860-1911), né un 7 juillet 1860 dans une petite localité, Kaliste, située aux confins de la Bohème et de la Moravie et désormais partie intégrante de la République tchèque.

Cette première citation révèle l'essence même de la dialectique musicale mahlérienne qui sera de bâtir un monde mais donne aussi une idée précise de l'histoire mouvementée des peuples aussi différents les uns que les autres qui constituaient l'Empire austro-hongrois. Magyars et Polonais, Ruthènes et Slovaques cotôyaient Slovènes, Croates, Roumains, Italiens. De plus, l'alternance de politiques libérale et réactionnaire de l'Empereur François-Joseph eut pour conséquence tantôt une amélioration tantôt un durcissement des conditions de vie de la minorité juive. Ce n'est par exemple qu'en 1867, soit sept ans après la naissance de Mahler, qu' "on accordera aux juifs tous les droits civiques et politiques, en particulier celui de vivre là où ils veulent et celui d'accéder à la noblesse héréditaire" et pourtant, comme le souligne Stefan Zweig, les Juifs de Bohème et de Moravie parlent l'allemand et se considèrent comme les représentants de la culture allemande en pays tchèque. La volonté et le désir d'assimilation sont évidents. Pour obtenir sa nomination à l'Opéra de Vienne, Mahler se convertira au catholicisme le 23 février 1897. 

"Je ne mens pas en vous disant qu'il m'a coûté beaucoup de faire par instinct de conservation un geste que, au fond, j'étais pleinement disposé à faire". Car finalement, il n'était pas un pratiquant fervent et il se considérait tout aussi proche du catholicisme. Son unique désir sans doute utopiste dont témoigne la plupart de ses oeuvres et, en particulier la seconde symphonie Résurrection était d'atteindre un stade supérieur, un monde autre où "il n'y aurait ni justice, ni pêcheurs, ni justiciers, ni grands, ni petits, ni punition, ni récompense: un sentiment d'amour universel nous pénètrera d'une connaissance et d'une existence bienheureuses". Sa religion était plutôt de nature panthéiste et la Troisième Symphonie en est la preuve indiscutable.

Cette nécessité pour l'auteur du Chant de la Terre de renouer un contact perdu avec sa patrie autrichienne me ramène directement à l'idée du "Voyageur" mais aussi à la matière même de la création mahlérienne, sa musique et ses influences.

Le thème du "Voyageur solitaire", du "Juif errant" si souvent rattaché à Schubert est aussi celui de Mahler condamné à errer pendant trente et un ans de sa vie si je fais abstraction des années d'études: Bad Hall (1880), Ljubljana (1881-1882), Olmütz (1883), Kassel (1883-1885), Prague (1885-1886), Leipzig 1886-1888), Budapest (1881-1891), Hambourg (1891-1897). Vienne (1897-1907), New-York (1907-1911). Et au moment où il envisage de retourner définitivement en Autriche, la mort l'emporte le 18 mai 1911. 

Henry-Louis de La Grange relate le rêve prémonitoire de l'enfant Mahler: " Enfant, il m'arrivait souvent de rêver du Jugement dernier. Les étoiles du ciel s'assemblent en figures, comme dans un kaléidoscope. Il se forme un nuage jaune comme du soufre et ma mère se met à battre des mains: " Mon Dieu ! Qu'est-ce donc que cela?" On entend alors une sorte de grondement confus, qui devient de plus en plus puissant. "Le Voyageur! Le Voyageur!". La rue est bourrée de monde et pourtant, tout à coup, je me suis trouvé seul, entièrement seul. Au lieu des vieilles maisons, le lieu est complètement désert. Il y a en plein milieu un monument funèbre de vastes dimensions. Il s'entrouve tout à coup et il en jaillit une sorte de brume qui peu à peu prend forme: les cheveux et la barbe sont confondus. Une forme géante se dresse devant moi: c'est Ahasverus. Et il me tend son énorme bâton qu'il me met dans la main. Je dois le prendre et je sais alors qu'il me faudra errer...". 

L'allusion à Schubert, Vagabond de la ville, n'est évidemment pas anodine car Mahler, étudiant à Vienne avec son condisciple Wolf sera contraint de changer très souvent de logements à la recherche de logeurs supportant la musique et eux-mêmes ne faisant aucun bruit. Mais plus encore, la connaissance intime des pages pianistiques de Schubert se fera par l'intermédiaire de son professeur au Conservatoire de Vienne, Julius Epstein, éditeur des Sonates de l'auteur du Voyage d'Hiver. Ce dernier lui apportera " le lyrisme pur, la réinvention de la forme à partir du matériau ". La filiation est ainsi scellée. Et enfin, l'élève pas toujours discipliné, Mahler, obtient le 23 juin 1876 l'un des cinq premiers prix d'excellence pour son interprétation du premier mouvement d'une sonate de Schubert. Dans son oeuvre, les réminiscences conscientes ou inconscientes schubertiennes sont patentes tant dans la forme (les marches, les ländler) que dans les citations musicales. Henry-Louis de la Grange signale avec raison une parenté entre les premières mesures du thème initial de la Quatrième Symphonie et celles qui suivent l'exposition de la Sonate en mi bémol D.568 etc... Mais plus encore, il partage avec son illustre aîné le goût de la mélodie, source d'évocation d'un monde intérieur. 

Certes, le Lied est l'univers de Schubert et son catalogue en comporte plus de six cents. Mahler en laissera une quarantaine et sera le premier compositeur à concevoir des cycles avec accompagnement orchestral. Mahler songera très rapidement à orchestrer les Lieder eines fahrenden Gesellen qui sont qualifiés de Wanderlieder et comparés, parfois, à ceux de Wilhelm Müller, l'auteur du cycle des vingt-quatre poèmes: die Winterreise. Alors que Schubert sert avant tout le poète (Goethe, Schiller, Mayrhofer, Müller...), Mahler se sert du poète au point de modeler le texte, de le réécrire en fonction de l'image sonore recherchée et lorsque la matière littéraire est insuffisante, il prend la plume et rédige les textes poétiques (Das klagende Lied, les Lieder eines fahrenden Gesellen...). Certains Lieder de Schubert seront à la source d'oeuvres plus développées. Songeons à la Wanderer Fantasie, la Jeune fille et la mort, la Truite... Mahler fera de même. La première symphonie emprunte aux Lieder eines fahrenden Gesellen (second trio de la Marche funèbre)... Mais ce qui différencie fondamentalement les deux compositeurs, c'est la nécessité pour Mahler de s'exprimer par l'intermédiaire de l'orchestre et de puiser aux sources du chant populaire. D'où son intérêt pour le Knaben Wunderhorn (le Cor merveilleux de l'enfant) d'Achim von Arnim (1781-1831) et Clemens Brentano (1778-1842) qu'il découvre à la fin de l'année 1887 et dont il mettra vingt-quatre de ces textes populaires en musique entre 1888 et 1901 y compris ceux des seconde, troisième et quatrième symphonies. Ce recueil lui rappellera toutes les sources de son enfance (les sonneries militaires, les marches, le folklore bohémien...). En revanche, Schubert le dédaignera.

Plus tard et avant de rencontrer Alma Schindler qui deviendra son épouse le 9 mars 1902, Mahler trouvera en Friedrich Rückert (1788-1866) un monde plus introverti dans lequel la douleur et la solitude prédominent ( les Rückert-Lieder de 1901-1902 et les Kindertotenlieder de 1901-1904).

Max Brod a été l'un des premiers à désigner les "composantes fondamentales juives" dans la musique de Mahler sans pour autant dénier le caractère spécifiquement viennois et autrichien de cette musique et "Schubert constitue selon lui l'un des fondements de Mahler".

Le rythme de marche est la composante principale de son monde sonore; des Lieder eines fahrenden Gesellen à Das Lied von der Erde, ce rythme est une constante obsessionnelle. Sans pour autant refuser d'admettre certains traits spécifiquement juifs tout en rejetant la théorie wagnérienne "Le judaïsme dans la musique", la musique de Mahler comporte fréquemment ce mélange d'optimisme et de pessimisme qui renvoie à un psaume si proche de l'esprit du Chant de la Terre: "Les jours de l'homme sont comme l'herbe; il fleurit comme la fleur des champs. Que le vent souffle sur elle, et voici qu'elle n'est plus, la place où elle était ne la connaît plus". L'exception à cette caractéristique est sans aucun doute la Sixième symphonie "Tragique". La douleur n'est pas une donnée essentielle mais plutôt la résultante d'une croyance au destin. Autre trait relevé par André Siegfried: " les esprits qu'on pourrait qualifier de finis se plaisent dans la possession, mais les esprits infinis jouissent davantage de l'attente, de la confiance de sa confirmation: courir plutôt le lièvre que de le tenir". Ici, je peux opposer Richard Strauss qui aura soif de posséder matériellement alors que Mahler ne se satisfera jamais du présent d'où sa haine viscérale de la Tradition qui n'est que négligence et des conventions sociales. Il ira toujours de l'avant soutenant le mouvement "Sécession", apportant sa caution aux recherches musicales d'un Arnold Schoenberg...Sa musique met à la fois un terme au 19e siècle et ouvre le 20e car plus en élargissant le champ de la tonalité, intuitivement, il en montre les limites (Septième symphonie et adagio de la Dixième). Il n'est pas pour autant un dogmatique. Les compositeurs de la Seconde école de Vienne lui rendront tour à tour hommage par des textes mais aussi par des citations musicales.

Mahler s'est nourri de la Terre, de ses chants populaires (Knaben Wunderhorn) qui font de lui, un véritable poète. La banalité, la trivialité sont partie intégrante de l'univers mahlérien. En quoi, comme le souligne Henry Louis de la Grange, la musique de Richard Strauss serait plus pure que celle de Mahler.

A la fin de sa courte vie, "en remplaçant le chant populaire par l'exotisme, sous la forme d'un Orient agréé comme procédé de style, Mahler abandonne l'espoir d'un quelconque cautionnement collectif. En cela, ses dernières oeuvres représentent comme nulle ne l'avait fait depuis le Voyage d'Hiver de Schubert un Romantisme de la désillusion". (Adorno)

Olivier Erouart 

Article rédigé par Olivier Erouart dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

 

     

 

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