Otto Klemperer, opératique et choral 

par

Otto Klemperer. The Warner Classics Remastered Edition Vol.2. Complete Recordings of Operas & Sacred Works on EMI COLUMBIA & HMV. 1961-1971. Livret en allemand, anglais et français. 29 CD Warner. 5 054197 528996.  

En complément du plantureux coffret édité au printemps dernier par Warner, le label prolonge l’hommage au grand chef d’orchestre Otto Klemperer avec une reprise de ses enregistrements d’opéras et de musiques chorales sacrées pour les labels EMI, Columbia et HMV. Si dans l’imaginaire collectif, Klemperer est associé au grand répertoire symphonique, sa carrière s’est pourtant, comme tous les chefs de la grande tradition des Kapellmeister, affirmée par des succès en fosse. Mais à partir du début des années 1950, Klemperer fit pendant 10 ans l’impasse sur le lyrique suite à sa démission de la direction de l’Opéra de Budapest. Auréolé du succès de sa carrière de chef invité et de son mandat auprès du Philharmonia Orchestra, le maestro se laisse convaincre par David Webster, Administrateur général du Royal Opera House, de diriger à nouveau des opéras. Klemperer accepta et la première production triomphale fut Fidelio, en 1961 à Covent Garden, avec John Vickers et Sena Jurinac. La réception critique et publique de ces représentations fut tonitruante ! La Flûte enchantée et Lohengrin suivirent alors que le maestro se remit à enregistrer des intégrales lyriques  dans le cadre de son contrat avec EMI.   

En 29 CD, le présent coffret reprend des enregistrements réalisés par le chef au soir de sa carrière. Toutes ces gravures sont marquées par une conception des tempi retenus, voire très lents. A titre d’exemple, on peut prendre un acte n°1 de la Walkyrie, retenu à l’extrême, telle une sorte de procession nocturne et noire. Bien évidemment, on ne saurait imaginer une intégrale menée avec cette lenteur, mais sur ce seul acte, il en découle une sorte d'envoûtement musical qui creuse les plus infimes inflexions du texte dans une spirale apocalyptique et dévastée. Les chanteurs, exceptionnels (Helga Dernesch, William Cochran et Hans Sotin), se fondent dans cette vision plus spirituelle que dramatique. 

Le Vaisseau fantôme de Wagner a été l’un des grands succès de Klemperer, telle une œuvre fétiche qui l’accompagna tout au long des succès de sa carrière. En 1968, Klemperer qui en connaît les moindres recoins en impose une lecture très lente. Mais cette lenteur découle une solidité incroyable de l’arc dramaturgique, telle une houle fantomatique qui saisit l’auditeur par sa force titanesque. Tous les chanteurs (Theo Adam - Anja Silja - Martti Talvela - Ernst Kozub - Annelies Burmeister - Gerhard Unger ) et le BBC Chorus sont impliqués et fusionnés dans la matière musicale telle une symphonie marine avec voix. C’est une leçon de direction !     

Autre immense réussite de ce coffret, le Fidelio enregistré en 1962 avec Christa Ludwig - Jon Vickers - Gottlob Frick - Walter Berry est également saisissant par l’impact dramatique d’une équipe vocale et instrumentale chauffée à blanc. Il faut admirer la capacité du chef à transcender des solistes jusqu’au paroxysme d’un théâtre à la puissance statutaire. Notons l’absence des dialogues qui ne fait que renforcer la force purement musicale de cette partition, symphonie vocale d’émotions jusqu’à la tension dramaturgique maximale. 

Avec Mozart, le cas est différent. La Flûte enchantée est également enregistrée sans les dialogues, choix unilatéral de Klemperer qui n’y voyait pas d’intérêt dans le cadre d’un enregistrement purement audio. La distribution est assez fabuleuse avec d’immenses chanteurs (Nicolai Gedda - Gundula Janowitz - Walter Berry - Lucia Popp - Elisabeth Schwarzkopf). La direction de Klemperer est lente mais elle cisèle les interventions des chanteurs avec un amour de la musique. Cette intégrale très intellectuelle et contrôlée reste un jalon à connaître. La trilogie Mozart-Da Ponte est un concept interprétatif encore plus étonnant. Loin de la vie du théâtre, Klemperer dirige une métrique statutaire granitique et rigide serrant la tension au maximum sans le moindre contraste d’humeur, se concentrant sur le purement tragique. Bien évidemment, Don Giovanni supporte mieux de traitement, d’autant plus que la distribution est sur le papier tout simplement hallucinante de luxe : Nicolai Ghiaurov - Christa Ludwig - Mirella Freni - Nicolai Gedda - Walter Berry. C’est un Don Giovanni presque wagnérien par ses paroxysmes de noirceur et de radicalité. On va encore plus loin dans ce concept interprétatif avec un Cosi fan Tutte au sérieux intimidant, sans humour mais à la pointe sèche. La distribution est encore une fois intéressante : Margaret Price - Yvonne Minton - Lucia Popp - Luigi Alva - Geraint Evans - Hans Sotin. Enfin, sorte de point de non retour : les Noces du Figaro toutes aussi rigidement métrique et peu souriantes du côté de la direction avec cette fois une distribution trop contrastée qui peine à faire force d’ensemble : Geraint Evans - Reri Grist - Elisabeth Soderström - Teresa Berganza - Gabriel Bacquier. 

Par rapport à ces opéras de Mozart, il faut préciser que Klemperer n’a pas été figé dans ses tempi, ainsi des lives de Cosi fan Tutte et Don Giovanni captés lors de son mandat à l’Opéra de Budapest, à la fin des années 40 et édités par le dévoué label Archiphon nous laissent entendre une direction démesurément rapide et énergique, mettant les chanteurs aux limites de la rupture, en particulier dans Don Giovanni avec un “Air du champagne” délirant et survolté,  fouetté à l’abus d'effervescence. 

Les œuvres de musique sacrées proposées en complément sont également des regards passionnants sur l’art du chef. Bach était l’un des piliers du répertoire du chef depuis ses premiers concerts. Nous avions analysé dans notre portrait, son travail sur les sources et le chef tenait la Messe en si comme le “plus haut chef-d'œuvre de l’Histoire de la musique”. Cependant, malgré l’engagement des solistes (Agnes Giebel - Janet Baker - Nicolai Gedda - Hermann Prey - Franz Crass), sa gravure intégrale de 1967, sonne datée pour nos oreilles. Il en va de même pour la légendaire interprétation de la Passion selon Saint Matthieu avec rien moins que Dietrich Fischer-Dieskau, Peter Pears, Elisabeth Schwarzkopf, Christa Ludwig, Nicolaï Gedda et Walter Berry. Certes, on sent la maîtrise de la construction et le sens de l’accompagnement des chanteurs, mais la lenteur est presque rédhibitoire à nos oreilles. On oubliera aussi un Messie de Haendel dans cette optique retenue d’une fresque imposante. 

Enfin, saluons deux gravures qui restent des références absolues et pour lesquelles l’épreuve du temps est moins cruelle que pour les oeuvres baroques : le Requiem allemand de Brahms, à la pulsation intense, porté par des forces chorales en lévitation et un duo de chanteurs magique : Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau et une Missa Solemnis de Beethoven, d’une force musicale tectonique avec également un quatuor de solistes complètement magistral : Elisabeth Söderström - Marga Höffgen - Waldemar Kment - Marrti Telvela). 

En complément de ces intégrales, Warner propose un enregistrement alternatif des chœurs de la Messe en si, captés en 1961, soit avant l’enregistrement studio intégral de 1967, un album documentaire qui avait été réédité chez Testament. Enfin, deux disques nous plongent au choeur du travail du chef grâce au travail de l’infatigable Jon Tolansky : le premier “Klemperer’s Don Giovanni: Behond the scenes” nous plonge au coeur de l'enregistrement de Don Giovanni, nous sommes dans la cabine d’enregistrement à écouter le chef au travail et interagir avec les chanteurs ; le second “An Opera Souvenir”, interroge des artistes qui ont côtoyé le grand chef dans ses instants lyriques et apportent leur regard sur leur travail avec Klemperer. 

Dès lors, ce coffret, édité avec soin, est moins universel que le premier malgré la présence des gravures légendaires de Fidelio, du Vaisseau Fantôme, du Requiem Allemand et de la Missa Solemnis. Mais cette boite reste une fenêtre utile et complémentaire sur l’art de ce chef magistral et unique dans l’Histoire de l’interprétation. 

Note globale 8 

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