Otto Klemperer, tempêtes et objectivité

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Le chef d’orchestre Otto Klemperer s’est éteint il y a 50 ans. Figure majeure de la direction d’orchestre au XXe siècle et personnalité singulière, il a marqué son époque et son art. A l’occasion de l’anniversaire de son décès et alors que Warner remet en coffrets son legs, il est important de revenir sur les aspects de sa carrière et de sa personnalité. 

Klemperer est l'homme de tous les contrastes. Géant physique -il mesure près de deux mètres - il impose sa carrure et sa prestance au pupitre. Les témoignages vidéos qui nous sont parvenus, filmés alors qu’il était âgé et diminué par de graves ennuis de santé, présentent un aspect monolithique intimidant et une grande économie des gestes, mais Otto Klemperer fut au début de sa carrière un chef totalement engagé qui galvanise les artistes par son charisme, son magnétisme et son regard de braise ; un chef presque possédé qui tirait milles nuances des orchestres qu’il dirigeait, imposant des lectures reconnues comme très personnelles et objectives.

Né à Breslau en 1885, ville alors prussienne, il s’installe avec ses parents à Hambourg dans le quartier juif, où il reçoit ses premières leçons de musique. Assez doué, le jeune garçon décide de s’orienter vers la carrière de musicien professionnel avec en ligne de mire une carrière de pianiste. Il prend des cours à Hambourg, puis à Francfort et Berlin. Dans la capitale prussienne, il étudie la composition et la direction avec Hans Pfitzner avec lequel il entretiendra une étrange relation faite d'admiration et de rejet.  

En 1905, il rencontre Mahler, c’est l’événement majeur de sa jeune carrière. Ce dernier le recommande et le jeune homme peut ainsi décrocher un premier poste d’assistant kapellmeister à l’opéra allemand de Prague puis à Hambourg où il dirige les débuts de deux jeunes sopranos promises à un bel avenir : Lotte Lehmann et Elisabeth Schumann. Il entretient avec cette dernière une liaison qui met le mari de la musicienne en rage au point que celui-ci vient, lors d’une représentation de Lohengrin, tenter de lui casser la figure et en tombe dans la fosse ! Lors de ces années, il commence à être atteint de graves troubles de type maniaco-dépressif qui le contraindront à suivre des traitements en cliniques pendant de longs mois. Mais malgré des fonctions subalternes, Klemperer se fait rapidement remarquer par le soin dans la préparation des œuvres et la haute qualité de ses interprétations. Sa grande ambition et son caractère aussi impétueux qu’intransigeant, débouchent souvent sur des conflits avec ses supérieurs alors qu’il gourmande sans retenue solistes vocaux et instrumentistes dans un tourbillon de grossièretés.   

En 1912, il décroche son premier poste de directeur musical dans la modeste et industrieuse ville de Barmen près de Wuppertal. Klemperer est alors le vrai patron et peut décider seul du répertoire, des distributions et des mises en scènes. Il se fait remarquer par un niveau d’exigence qui débouche sur des représentations mémorables de Parsifal ou Cosi fan Tutte.  Il passe ensuite, en 1914, à Strasbourg alors ville allemande où il seconde son ancien professeur Hans Pfitzner. Ce dernier prend un congé  pour composer et Klemperer assure la direction musicale de l’opéra avec un immense succès public et critique. Pfitzner, bon compositeur mais assez mauvais chef, en prend ombrage et les deux hommes se brouillent.  Dès 1917, il devient Chef principal de l’Opéra de Cologne mais sans tutelle sur les concerts symphoniques de Gürzenich alors dirigés par Hermann Abendroth. Dans un contexte politique, social et économique tendu, Cologne peut compter sur son bourgmestre : Konrad Adenauer qui soutient la politique artistique de Klemperer. Le répertoire, alors très conventionnel, s’ouvre aux créations : Janáček, Braunfels, Zemlinsky, Stravinsky, Schoenberg, Schreker… L’opéra devient l’une des meilleures maisons d'opéra d’Allemagne soutenue par une scène artistique et culturelle locale qui épouse l’idée de modernité. Il épouse Johanna Geisler, l’une des chanteuses de la troupe de l’opéra et il se convertit au catholicisme. 

La prochaine étape de ce parcours sans faute doit être Berlin ! En 1923, on lui propose un poste à l’Opéra d’Etat de Berlin, mais cela tourne court. Si ses saisons à Cologne sont des immenses succès artistiques, Klemperer s’est fâché avec pas mal de monde et le bourgmestre lui retire son soutien, las des querelles de cours de récréation avec Abendroth sur les plannings de l’orchestre et le recrutement des musiciens ! Il part piteusement et accepte le premier poste qui lui est proposé : l’Opéra de Wiesbaden. Cette désignation est clairement une régression en termes de prestige pour l’un des jeunes chefs les plus en vue d’Allemagne mais Klemperer est le boss ! Le seul à décider du répertoire lyrique et symphonique, et il peut imposer ses vues musicales, sans avoir à faire de compromis avec un intendant besogneux, des servitudes importantes ou des confrères jaloux et égotiques avec lesquels il se brouille d’emblée. Car fidèle disciple de Mahler, il entend imposer ses vues de la fosse à la scénographie. Il dira ultérieurement que ces années furent les plus heureuses de sa carrière avec des réussites au niveau de la programmation et même la venue de Stravinsky comme soliste de l’une de ses œuvres. Le poste à Wiesbaden est moins exigeant que Strasbourg et Cologne en termes de présence et le jeune chef reçoit des invitations internationales qu’il se plaît à honorer.  Dès 1924, il est invité en Russie où il doit tempérer son caractère frontal car les mœurs de travail des musiciens sont moins soumises aux éruptions tyranniques des maestros allemands. Il se met à apprécier ce pays au point d'envisager d’y émigrer.  En 1926, il fait ses débuts à New York avec, entre autres, la Symphonie n°9 de Mahler et la Sinfonietta de Janáček dont c’est la première aux USA. 

En 1927, Klemperer ouvre un nouveau chapitre de sa vie : Berlin ! Les autorités berlinoises ont décidé de créer une nouvelle compagnie d'opéra pour compléter la programmation de l'Opéra d'État. Cette nouvelle compagnie doit mettre l’accent sur les créations et les productions innovantes. La compagnie, nommée  officiellement Staatsoper am Platz der Republik est plus connue sous le nom de Kroll-Oper. Ce projet est l'idée de Leo Kestenberg, brillant musicien et influent haut fonctionnaire visionnaire du Ministère de la Culture. Il suivait le travail du chef depuis ses années à Cologne et il propose le nom d’Otto Klemperer comme premier directeur du Kroll-Oper. C’est une consécration pour le chef qui arrive dans une ville où les jeunes chefs ambitieux tiennent le haut du pavé : Furtwängler à la Philharmonie, Erich Kleiber au Deutsche Oper et Bruno Walter à l'Opéra d’Etat Unter den Liden. Tous se jalousent ou se détestent : ainsi Klemperer aura toujours une dent contre Bruno Walter sans doute à cause d'une jalousie liée à la grande proximité de son confrère avec Mahler, il l’appelle ainsi de manière purement vexatoire "Brudo Waltzer". Le contrat lui garantit le poste pour 10 ans et il cumule les fonctions de direction musicale et administrative avec une haute main sur les recrutements de la troupe qu’il veut composée exclusivement de jeunes artistes qui se fonderont dans des mises en scènes envisagées au service des œuvres. Les mauvaises langues disent alors que c’est purement pour ne pas avoir la moindre concurrence et régner en maître, pourtant nombre des jeunes recrues feront de très belles carrières à travers le monde. Le maestro est alors “la” référence allemande en matière de musique de son temps. Les compositeurs et les éditeurs lui envoient leurs nouvelles partitions, il les étudie scrupuleusement et les annote, conseillant parfois aux compositeurs de pertinentes modifications. De plus, Klemperer peut enregistrer ses premiers disques avec Beethoven, Brahms, Wagner mais aussi de la musique de son temps : Strauss, Weill, Debussy, Ravel, Hindemith. Cette ambition berlinoise est caractéristique des contrastes de cette époque : une modernité radicale sur fond de tensions politiques, sociales et de montée du nazisme qui émaillent la fin des années 1920 et qui vont épuiser nerveusement le chef qui doit être déchargé de ses obligations administratives et épaulé par un intendant.   

La programmation de Klemperer propose des premières mondiales et locales majeures :  Stravinsky avec Oedipus rex, Mavra et L'Histoire du soldat ; les trois opéras en un acte de Krenek : Der Diktator, Das geheime Königreich et Schwergewicht, ainsi que Das Leben des Orest, Cardillac, Neues vom Tage et Hin und zurück de Hindemith ; De La Maison des Morts  de Janáček, et Erwartung et Die glückliche Hand de Schoenberg. Du côté du répertoire traditionnel, les approches scéniques sont radicales : Des Contes d’Hoffmann d'Offenbach dans des décors de l’artiste d’avant-garde hongrois László Moholy-Nagy ou un Hollandais Volant de Wagner (1929) dans une relecture très épurée (mise en scène : Jürgen Fehling et décors d'Ewald Dülberg) qui annonce la révolution scénique wagnérienne de Wieland Wagner. Mais dans le contexte tendu de la fin des années 1920, cette production révolutionnaire et radicale de Wagner va cristalliser les attaques de la frange conservatrice du public, des antisémites et des nazis pour qui elle est une provocation judéo-bolchévique et un scandaleux sacrilège. Si la première se passe plutôt bien en présence d'un détachement de policiers, les représentations suivantes sont agitées. Sous la pression de Winifred Wagner, belle fille du compositeur et nazie notoire, l'Union wagnérienne des femmes allemandes, ainsi que d'autres groupuscules d'extrême droite, exigent le retrait de la production. Klemperer qui ne s'attendait pas à un tel déferlement de haine, enrage. Il se rend débordant de colère au siège d'un journal pour exiger la tête d'un critique musical : des menaces de morts aurait été proférées. Dès lors, les jours du Kroll-Oper sont comptés et l’opéra moderniste ferme ses portes en 1931. Klemperer n’est certes pas licencié mais il est ajouté à la liste des chefs du Staatsoper sans aucune fonction assortie et exclusivité tout en continuant d’être une cible de choix des nazis et des réactionnaires. Il traverse une période très difficile de sa vie : il entame une désastreuse action en justice pour non respect des clauses de son contrat, plonge en dépression et de graves tensions font tanguer son couple. En 1933, il dirige sa dernière représentation à Berlin : Tannhäuser de Wagner. Le troisième acte est saboté par des agitateurs nazis. Klemperer le vit comme un traumatisme et il quitte l’Allemagne terrorisée par l'incendie du Reichtag et les premières arrestations dans la communauté juive.      

Klemperer met le cap sur les Etats-Unis où William Andrews Clark Jr., fils d'un magnat du cuivre, violoniste, fondateur et mécène du Los Angeles Philharmonic, lui propose la direction de la phalange californienne. A cette époque, l’orchestre n’a pas le prestige actuel et sa direction est un poste de seconde zone assorti d’un salaire assez modéré d’autant plus que les conséquences de la crise de 1929 se font sévèrement sentir sur les finances de l’orchestre. Mais Klemperer accepte et il prend fonction en 1935. Pourtant malgré la situation financière délicate et la pression d'un board conservateur, Klemperer parvient à présenter des œuvres alors inconnues du public local : Mahler, Sibelius, Chostakovitch, Bruckner, Stravinsky et même Schoenberg avec les Gurrelieder. Il faut dire que, voisins, les deux hommes se sont rapprochés au point que le chef, qui défend autant qu’il le peut son compatriote, prend avec lui des leçons de compositions. Klemperer se démène pour vulgariser les oeuvres difficiles, prenant parole avec les interprétations pour délivrer des clefs d'écoute. Même s’il n’est pas heureux en Californie, peinant à s’y adapter, son travail attire les regards et il est invité à diriger les orchestres de New York et Philadelphie. 

En 1938, il est contacté par le board de l'orchestre symphonique de Pittsburgh afin de les aider à constituer un orchestre. Klemperer est la cheville ouvrière des auditions et des premières semaines de travail, mais après avoir hésité à cumuler la direction de Los Angeles et Pittsburgh, il renonce. C’est Fritz Reiner qui est nommé à Pittsburgh, lui ouvrant les portes d’une carrière prestigieuse. Klemperer aurait aimé être désigné à la direction des orchestres de New York ou Philadelphie, mais les postes lui échappent, alimentant une profonde aigreur ! Il faut dire que la vie aux USA coute cher et pour payer les dépenses, Klemperer multiplie les engagements au risque d'un surmenage intense et mortifère. L’année 1939 est une année noire dans la vie du chef : on lui diagnostique une grave tumeur cérébrale. Si l’opération est un succès, les conséquences le laissent boiteux et partiellement paralysé du côté droit. De plus, l’opération aggrave les troubles de type maniaco-dépressif et il entre dans une phase maniaque intense de la maladie, qui durera près de trois ans et fut suivie d'une longue période de dépression sévère. Il s'en prend à sa famille et il tient de propos incohérents et agressifs dans des interviews. Il prend pour maitresse la jeune femme du chef d'orchestre Maurice Abravanel, ancien élève de Kurt Weill et directeur musical de l'orchestre de l'Utah avec laquelle il entame un road trip passionnel laissant derrière lui des factures impayées. Porté disparu suite à un refus d'être interné dans une clinique, un avis de recherche paraît dans New York Times ! Il est arrêté et la presse ne se prive pas de relater ces évènements ! Sa fille Lotte, âgée de 17 ans, évite le désastre en s'improvisant médiatrice ! Le comportement de Klemperer scandalise le milieu musical. S’il est malgré tout naturalisé américain, il perd son contrat à Los Angeles et il est seulement invité à diriger de modestes orchestres. Sa famille est alors dans la gêne financière et sa fille Lotte doit travailler à l’usine pour ramener de l’argent au foyer.  S'il se remet en couple avec son épouse, cette dernière ne s'en relèvera jamais.

En 1946, Klemperer qui a retrouvé la santé, est de retour en Europe pour une série de concerts. A  Stockholm, il rencontre le musicologue Aladár Tóth, mari de la pianiste Annie Fischer mais surtout frais directeur de l'Opéra d'Etat de Hongrie à Budapest qui l’embauche derechef. De 1947 à 1950, Klemperer est directeur musical de l’Opéra. Toujours engagé dans la promotion de la musique de son époque, il programme Béla Bartók  et Zoltán Kodály. Mais le climat local et les ingérences du parti communiste local l'excédent au point de démissionner. Il mène en parallèle une carrière de chef invité : Salzbourg, Montréal,  Copenhague, Vienne, Sydney et Londres. En 1948, il est invité à diriger pour la première fois le Philharmonia Orchestra à Londres.  Mais la malchance revient en 1951, il chute sur la glace à Montréal et se casse la hanche. Au terme de huit mois d’hospitalisation, il se retrouve, avec sa famille, bloqué au USA pour des problèmes de passeport que les autorités étasuniennes alors en pleine hystérie maccarthyste refusent de lui renouveler car travailler en Hongrie est évidemment suspect de sympathies communistes pour les limiers de l’Administration. Au terme d’un combat de 6 mois, il est autorisé à quitter les USA et il s’installe à Zurich qui sera sa ville de résidence jusqu’à sa mort. Il reprend alors la nationalité allemande.  

Au début des années 1950, Walter Legge, le légendaire producteur de disques, sent que Karajan ne restera pas au Philharmonia Orchestra de Londres et il cherche un successeur. Le poste était promis au génial Guido Cantelli, mais le brillant chef est hélas décédé prématurément dans un accident d’avion. Apprécié par le public, la critique et les musiciens, Klemperer est alors le candidat idéal. D’autant plus qu’il entre dans la force du grand l’âge et sa maîtrise impressionne. L’exigeant Klemperer trouve à Londres des conditions rêvées : un orchestre de très haut vol et des répétitions suffisantes pour travailler en profondeur en vue d’enregistrements. Assuré par un engagement sur le long terme et une sécurité de travail qu'il n'a jamais eue, Klemperer peut ainsi graver l’essentiel de son répertoire. Dès lors, le tandem Klemperer / Philharmonic devient une association musicale de choc, comme le furent Szell/Cleveland, Reiner/Chicago, Bernstein/New York.  Alors que les chefs de la génération Furtwängler et Bruno Walter disparaissent peu à peu, Klemperer devient alors le “vieux chef” de référence que les orchestres aiment. On le retrouve au pupitre des grandes phalanges du Vieux monde : de Vienne à Amsterdam en passant par Paris, même si la malchance est encore au coin de la rue : en 1958, alors qu'il fumait dans son lit, il mit le feu à ses draps de lit. Méchamment brûlé, il est indisponible pendant un an ! Cet accident l'empêche de diriger, dans le cadre du Holland Festival d'Amsterdam, Tristan und Isolde, dans une mise en scène de Wieland Wagner. Autre conséquence : une annulation d'une production des Maîtres chanteurs de Nuremberg que Klemperer devait diriger à Bayreuth pour laquelle il avait presque arrêté, avec Wieland Wagner, la distribution. Si Klemperer retrouve la fosse, c'est au Royal Opera House de Covent Garden pour Fidelio (1961) et la Flûte enchantée (1962).

En 1964, Legge décide de mettre fin aux activités du Philharmonia Orchestra mais le comité de l’Orchestre décide de les poursuivre en structure autogérée. Klemperer est alors l’un des fiers capitaine de cette nouvelle aventure : le New Philharmonia Orchestra. Même si le répertoire de Klemperer se concentre sur les grandes œuvres, il reste à l’écoute de la nouveauté : il soutient chaleureusement le jeune Pierre Boulez et s'intéresse avec bienveillance à Stockhausen.

Cependant au fil des années, sa santé décline alors que l’orchestre voit sa stabilité malmenée. En 1970, il est invité à diriger en Israël pour deux concerts l'Orchestre Symphonique de l'Autorité de radiodiffusion israélienne. Il reçoit à cette occasion un passeport Israelien, ayant renoué au fil des ans avec sa religion de naissance.   

En 1971, Klemperer dirige son dernier concert à Londres et annonce peu après le terme de sa carrière. Il meurt à Zurich, le 6 juillet 1973, à l'âge de 88 ans.

Pierre-Jean TRIBOT

Crédits photographiques : Karnine, Opladen-Lutzenkirchen / Warner Classics

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