Pierre Slinckx : m#1 et c#1

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Pierre Slinckx (né en 1988)  :  « m#1 », pour quatuor à cordes et électronique. Quatuor mp4. Pierre Slinckx, électronique. 2019-1CD-35’38"-Pas de textes de présentation-Cypres CYP0612.  « c#1 », pour orgue et électronique. Cindy Castillo, orgue. Pierre Slinckx, électronique.2019-1CD-30’46"-Pas de textes de présentation-Cypres CYP0613

"Je crois que nous sommes aujourd’hui dans une période postérieure aux styles. On pourrait dire poststyle, comme on dit postminimaliste, postmoderne". 

Cette formule de John Adams s’applique évidemment à merveille à l’auteur de Nixon in China. Mais elle caractérise aussi les œuvres de ses illustres collègues américains que sont La Monte Young, John Cage, Philip Glass et Steve Reich (pour ne citer qu’eux), que les disquaires n’ont fini par classer dans le rayon de la musique classique qu’après bien des hésitations. Ces compositeurs ont brouillé les lignes qui séparaient traditionnellement, avant eux, le rock et la pop, d’une part, et la musique dite "sérieuse", de l’autre. Gershwin, Bernstein, Lloyd Webber, et bien d’autres encore, n’ont-ils pas, eux aussi, donné un coup de pied dans la fourmilière en faisant s’acoquiner jazz, musical et opéra ? Un nombre croissant de compositeurs de musique de film poursuivent actuellement ce travail (intentionnel ou non) de renversement des "ghettos", depuis John Williams et Nino Rota jusqu’à Max Richter, en passant par Howard Shore et Zbigniew Preisner auxquels les grands labels estampillés "musique classique", Deutsche Grammophon, Decca et Warner Classics en tête, n’hésitent plus à réserver bon accueil. Chez nous, les œuvres d’un artiste tel que Wim Mertens, que certains rattachent au "New Age", sont fréquemment rangées dans les bacs aux côtés de celles des "classiques" de la musique contemporaine. Les puristes ont beau s’en offusquer, le mouvement se poursuit, inéluctablement… 

Pierre Slinckx fait partie de ces compositeurs inclassables. Son langage à lui semble hésiter entre la musique électronique moderniste des années de Darmstadt et l’ambient

Lauréat du Prix Henri Pousseur 2013 et du Prix André Souris 2015, il étudia la composition et les écritures approfondies à ARTS2 (Mons), notamment auprès de Claude Ledoux, Jean-Pierre Deleuze, Jean-Luc Fafchamps, Gilles Gobert et Denis Pousseur. Il enseigne actuellement les écritures et la guitare classique, d’accompagnement et électrique. En tant que compositeur, il est régulièrement sollicité par des ensembles tels que Musiques Nouvelles, l’Orchestre Philharmonique de Liège, TANA, l’Orchestre Royal de Chambre de Wallonie, Sturm und Klang et Fractales pour lesquels il a écrit des œuvres instrumentales et mixtes. On lui doit également plusieurs bandes originales de films, notamment pour les courts-métrages d’animation “Maintenant il faut grandir” (2012) et “Deep Space” (2014), réalisés en collaboration avec Bruno Tondeur, qui ont été sélectionnés et primés à de nombreux festivals internationaux. 

Avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Cypres sort dans les bacs deux disques ambitieux consacrés à deux œuvres pour instruments et électronique live de ce jeune compositeur belge. D’une durée approximative d’une demi-heure chacun, ils mettent respectivement en scène le quatuor à cordes mp4 et la jeune organiste belge Cindy Castillo (d’où, sans doute, les titres des œuvres: "m#1" et "c#1"), dialoguant avec le "clavier" électronique de Stinckx. Dans les deux cas, le compositeur se sert de son "outil" comme d’un synthétiseur. L’électronique n’est donc utilisée ni à des fins de spatialisation sonore, ni pour déformer les sonorités naturelles des instruments. 

On mesurera déjà l’originalité de « m#1 » en se souvenant du fait que cette œuvre a été créée le 15 octobre 2019 à l’Ancienne Belgique à Bruxelles, salle de concerts mythique qui n’a pas pour réputation d’être l’un des bastions de la musique classique. Et, de fait, « m#1 » est une œuvre atypique, sorte de mariage improbable entre un quatuor à cordes et bande de Terry Riley, une plage ambient envoûtante de Brian Eno et une œuvre électroacoustique. L’œuvre s’ouvre sur des pizzicatos de violoncelle rappelant de très loin l’andante du Quintette op. 163 D 956 de Schubert, que survolent de longs clusters éthérés joués legato par les violons et l’alto, nappes d’harmoniques et de glissandos, nimbées du scintillement de l’électronique live. Aussi insistant que superflu, le grésillement d’un vinyle semble s’étirer sur toutes les plages du disque. De bout en bout onirique, l’œuvre traverse quelques envolées lyriques ascensionnelles sur un fond de percussions métalliques avant que ne reviennent les pizzicatos de violoncelle et les strates sonores apaisées tissées par les trois protagonistes. La fin, hachée net, est pour le moins déroutante.

Du synthétiseur à l’orgue, il n’y avait qu’un pas. C’est l’organiste Cindy Castillo, titulaire à la Basilique Nationale du Sacré-Cœur à Bruxelles, qui aida le jeune compositeur à le franchir. Ceux qui assistèrent à l’Organ Night Fever organisée le 14 septembre dernier à Bozar se souviendront d’avoir entendu « c#1 » en fin de soirée. Écrite pour un orgue à tuyaux, instrument encore peu utilisé en dehors des cénacles de la musique dite "classique", cette œuvre a inévitablement des accointances plus étroites avec le registre de la musique "sérieuse". La superposition des sons électroniques à l’épais tissu sonore qui se dégage de l’orgue lui confèrent cependant des couleurs et une densité inouïes. Aux claviers du somptueux orgue Kleuker de l’Eglise Notre-Dame des Grâces (Chant d’Oiseaux, Bruxelles), Cindy Castillo plonge, avec la curiosité et l’enthousiasme qui caractérisent les artistes aventureux, dans ce monde composite intrigant où se mêlent tradition et modernité. Ce métissage s’exprime avec force dans le dernier volet de l’œuvre, qui voit le célèbre choral Erbarme dich BWV 721 de Bach, entamé dans sa version d’origine, couvrir peu à peu sa nudité chaste pour se parer d’habits sonores aux teintes criardes et fulgurantes; émouvante cathédrale sonore à la Gaudi bâtie sur les fondations d’un classique du répertoire baroque. 

Son 10 – Livret 3 – Répertoire 7 – Interprétation 9

Olivier Vrins

 

 

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