Sun Rings, la musique des sphères de Terry Riley

par

Terry RILEY (né en 1935) : "Sun Rings" pour quatuor à cordes, chœur et sons spatiaux préenregistrés. Kronos Quartet (David Harrington et John Sherba, violons; Hank Dutt, alto; Sunny Yang, violoncelle). Volti, dir. Robert Geary.2019-1 CD-79’28"-Livret en anglais-Nonesuch 075597925869

2019 aura décidément été une année faste pour les aficionados de Terry Riley ! Ceux-ci auront, en effet, eu la chance de le croiser en chair et en os, accompagné de son fils Gyan, au Cactus Club de Bruges le 21 avril, d’entendre le Kronos Quartet interpréter un extrait de Sun Rings à Bozar le 13 novembre et de découvrir, enfin, la même œuvre -cette fois dans son intégralité- chez leur disquaire.

Considéré comme l’un des pères de la musique "minimaliste", Terry Riley n’apprécie guère cette épithète, accolée après-coup à ses œuvres phares (au premier rang desquelles In C, l’un des plus fameux paradigmes de la musique répétitive). Il est vrai que les œuvres de Riley n’ont rien de minime, sinon peut-être le matériau sur lequel elles reposent, généralement constitué de brefs motifs mélodiques se mordant la queue ou réitérés sans cesse sous des aspects variés. Par leurs dimensions, certaines de ces pages frôlent la démesure, comme les Salome Dances for Peace pour quatuor à cordes, d’une durée de deux heures et demie, où l’on se surprend parfois à regretter que le compositeur américain n’ait pas suivi ce précieux conseil de Georges Enesco à son librettiste Edmond Fleg: "Imitez les bonnes cuisinières: mettez sur le feu et laissez réduire !".

De feu, il est certes question dans Sun Rings; mais 80 minutes, cela reste long pour une œuvre de musique de chambre aux assises somme toute assez rudimentaires. Il faut dire que l’œuvre est en principe destinée à être interprétée accompagnée de projections d’images et d’un design visuel conçus par Willie Williams, qui font forcément défaut en dehors d’une salle de concert. 

Composé en 2002, Sun Rings (qui tire son titre d’un dessin éponyme du poète suisse schizophrène Adolf Wölfli auquel Riley avait déjà rendu hommage dans son septuor Four Wölfli Portraits, son opéra de chambre multimédia The Saint Adolf Ring et une série de pièces pour piano inspirées d’un autre dessin de Wölfli, The Heaven Ladder) est le fruit d’une commande passée deux ans plus tôt par la NASA au Kronos Quartet en vue de commémorer le vingt-cinquième anniversaire du lancement de Voyager 1. L’idée était d’intégrer dans une œuvre pour quatuor à cordes des sons provenant de la magnétosphère de la Terre et de Jupiter, recueillis à l’aide de récepteurs placés sur les navettes lors des missions Voyager 1 et 2 et sur différents orbiteurs ayant exploré le système solaire. Inaudibles à l’oreille humaine à l’état brut, ces sons, fournis par l’astrophysicien Donald A. Gurnett, furent manipulés électroniquement de manière à créer des échantillons susceptibles d’épouser les sonorités du quatuor. Parmi ces échantillons (aujourd’hui disponibles en ligne sur le site www.space-audio.org), on distingue notamment les rugissements d’ondes de choc provoquées par les vents solaires et les sifflements produits par la foudre atmosphérique. Le résultat est pour le moins étonnant -on croirait par moments entendre certains cris d’oiseaux suraigus utilisés par Einojuhani Rautvaara dans Cantus Arcticus… 

C’est à Terry Riley, dont il connaissait les travaux au sein du Tape Music Center et plusieurs œuvres pour instruments traditionnels et bande (telles que Concert, pour deux pianos et cinq bandes), que le Kronos Quartet choisit de s’adresser pour faire aboutir la commande de la NASA.

Les prémices de la collaboration entre Terry Riley et le Kronos Quartet remontent quasiment aux origines du mythique quatuor californien, auquel on doit la commande et la création de dizaines d’œuvres -dont plusieurs sont entre-temps devenues des classiques du répertoire contemporain. Le violoniste David Harrington rencontra Riley en 1979, un an après avoir fondé l’ensemble. Dès l’année suivante, le compositeur natif de Colfax honora une commande de sa part : Sunrise of the Planetary Dream Collector était né. Au cours des quatre dernières décennies, Riley et Kronos ont travaillé en symbiose sur pas moins d’une trentaine d’œuvres. Aucun autre ensemble n’a été aussi proche de Riley et ne connaît mieux son œuvre et ses intentions. Un coffret de cinq disques édité en 2015, à l’occasion du 80e printemps de ce compositeur qui se qualifie lui-même, sur le ton de la plaisanterie, de "Kronoïde", retrace les moments forts de cette collaboration (Nonesuch 7559-79513-1). S’y retrouve, parmi d’autres pièces emblématiques de Riley, le dernier volet de Sun Rings, "One Earth, One People, One Love", auquel ce coffret emprunte d’ailleurs son titre. 

Sun Rings est un vaste kaléidoscope en dix "mouvements" sans réelle cohérence formelle, où l’on retrouve tous les ingrédients de l’esthétique à nulle autre pareille de Riley: simplicité du matériau, attirance pour le style improvisé, processus cycliques et ambiances éthérées, et un surprenant mélange de genres. S’expriment dans cette œuvre syncrétique les multiples personnalités d’un compositeur atypique, du pianiste de jazz ragtime et boogie-woogie, influencé par John Coltrane et La Monte Young, à l’infatigable explorateur, intrigué par les expérimentations de John Cage et féru, comme lui, de râgas indiens, qui étudia notamment la musique vocale du nord de l’Inde à New Delhi, en passant par l’adepte des clubs psychédéliques du San Francisco des années soixante. Sa rencontre avec le Kronos Quartet l’amena à appliquer au quatuor à cordes les intonations vocales du chant indien.

A l’inverse des Planètes de Gustav Holst, et bien qu’elle participe dans une certaine mesure d’une réflexion sur la place de l’homme au sein du cosmos, Sun Rings n’est pas tant une œuvre composée sur le thème de l’espace qu’une œuvre composant avec l’espace. Assortie des effets visuels de Willie Williams, la musique a sans doute quelque chose de sidéral ; au disque, cependant, passée la surprise que réserve immanquablement l’étrangeté des sons spatiaux, colorés par les synthétiseurs et les timbres -au grain reconnaissable entre tous- du Kronos Quartet, elle n’a rien de véritablement sidérant. 

A un bref prologue anecdotique, où l’on entend notamment la voix du Dr. Gurnett, succède une longue épopée émaillée de rythmes de tâlas, de modes extra-occidentaux, de bourdons harmoniques, de glissandos, de mélodies variées et ornées et d’arpèges hypnotiques. La contribution de Riley est tantôt discrète et voilée, se limitant à draper les sons extra-musicaux dans les sonorités chaudes du quatuor à cordes (comme dans Earth/Jupiter Kiss), tantôt expansive et énergique, comme dans Beebopterismo, The Electron Cyclotron Frequency Parlour et Venus Upstream. Une musique de pagode sous-tend Hero Danger et Planet Elf Sindoori, alors que dans Earth Whistlers et dans Prayer Central, appel de dix-sept minutes à la paix entre les cultures et les confessions religieuses, s’invite un chœur céleste, représentant la voix de l’humanité luttant pour comprendre le sens de notre existence dans l’univers et pour rappeler qu’au fond, "all you need is love". Le dernier volet de Sun Rings fut adjoint au cycle au lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Riley entend alors la poétesse et romancière Alice Walker réciter à la radio son mantra "One Earth, One People, One Love". Bouleversé, il s’empare de la bande et décide de passer en boucle les six mots du mantra, auxquels il imprime une musique crépusculaire, déroulant au violoncelle des mélismes récurrents ponctués d’un la grave et qu’interrompt, à intervalles réguliers, une sorte de choral tissé par les trois autres instrumentistes et les synthétiseurs. Un extrait du film "For all Mankind" s’infiltre également dans "One Earth, One People, One Love", où s’exprime le commandant de la mission Apollo 17, Eugene Cernan. Sun Rings s’achève ainsi sur les regards croisés d’une écrivaine, d’un astronaute et d’un compositeur humanistes sur notre planète Terre. Une œuvre d’une actualité criante, donc, à défaut d’être proprement géniale. 

Son 10 – Livret 9 – Répertoire 6 – Interprétation 10

Olivier Vrins

 

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