Tatiana Nikolayeva : une intégrale des sonates de Beethoven inclassable

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Ludwig van BEETHOVEN (1770-1827) : Intégrale des sonates pour piano. Tatiana Nikolayeva, piano. 1984. Livret en russe et en anglais. 643.40. Un coffret de neuf CD Melodiya MEL 10 02641.

 

Lors de ma toute première leçon avec Tatiana Nikolayeva, j’ai joué la Septième sonate de Beethoven. Ce fut incroyablement intéressant. Bien sûr, j’avais entendu une série de ses interprétations des sonates de Beethoven dans la Grande Salle du Conservatoire. Son jeu était incroyablement vivant et sanguin. C’était comme si elle était en phase de création -c’était plein de vie, et c’était directement inspiré par un sentiment de profonde chaleur humaine. Bien entendu, elle était un maître brillant de la forme. Elle connaissait le style et était elle-même une excellente compositrice, mais ses qualités n’étaient pas simplement formelles. Son énergie exubérante en faisait partie. C’est ce qui a toujours rendu ses interprétations de Beethoven absolument uniques. Ainsi s’exprime Nikolai Lugansky en exergue du texte de présentation de ce coffret de neuf CD qui propose l’intégrale des sonates de Beethoven à laquelle Lugansky, que Nikolayeva considérait comme son meilleur élève, fait allusion. Une intégrale en plusieurs concerts donnés dans la Grande Salle du Conservatoire de Moscou, les 10, 11, 18, 22 et 25 janvier, les 4 et 7 mars et le 11 avril 1984. 

Dans la Russie soviétique, Tatiana Nikolayeva était un mythe, une légende, précise un autre élève, Anton Bagatov, qui signe un portrait de cette artiste née en 1924 dans l’oblast de Briansk. Elle entame ses études de piano dès l’âge de trois ans et les poursuit au Conservatoire de Moscou, notamment avec Alexander Goldenweiser, lui-même élève de Pavel Pabst. Elle remporte en 1950 le premier prix du Concours International Bach de Leipzig ; elle y fait la connaissance de Chostakovitch, qui fait partie du jury et va la prendre en amitié. Elle créera à Leningrad en novembre 1952 ses 24 Préludes et Fugues dont elle est la dédicataire. A partir de 1959, elle prend la succession de Goldenweiser et enseigne au Conservatoire de Moscou. Elle effectue des tournées en Europe, aux Etats-Unis et au Japon ; partout, elle est acclamée. Son répertoire éclectique va de Bach, dont elle a laissé de mémorables interprétations, aux musiciens contemporains. Victime d’une hémorragie cérébrale au cours d’un récital à San Francisco en 1993, elle décède quelques jours plus tard. Elle laisse une centaine de disques, témoignages d’un art que son compatriote Yakov Milstein définira comme un artisanat intelligent, saluant ainsi la liberté expressive et artistique, le dynamisme permanent et la curiosité culturelle d’une grande dame du piano, qui s’adonna aussi à la composition.

Cette intégrale en public des sonates de Beethoven ne ressemble à aucune autre. Loin des interprétations légendaires d’Arthur Schnabel, Wilhelm Backhaus, Wilhelm Kempff ou Yves Nat, des versions saluées par la critique de Claudio Arrau, Alfred Brendel, Friedrich Gulda ou Maurizio Pollini (auxquelles nous ajouterons la très belle intégrale d’Eduardo del Pueyo, que le label Pavane a eu la bonne idée de rééditer en 2016), on peut même la classer tout à fait à part en raison de son dramatisme puissant, de sa subjectivité et de la concentration du jeu. Elle a souvent été critiquée en raison des nombreuses fausses notes que l’on y détecte, peut-être dues à la tension du direct, que les commentateurs ont monté en épingle, discréditant l’ensemble et réduisant son intérêt à un petit nombre de sonates. C’est bien réducteur. N’est-ce pas précisément cette urgence dans le propos, cette pensée sans cesse en projection vers l’avant, dans un souffle souvent grandiose, cette sonorité qui est la caractéristique d’un engagement sans concession, qui font le prix d’une aventure hors du commun, tout à fait fascinante, dont l’écoute en continu permet d’apprécier les incontestables réussites, tout en conservant de la lucidité face aux dommageables approximations ?

Nous ne ferons pas ici un descriptif détaillé des sommets que sont la Pastorale, la Waldstein ou la Pathétique et peut-être au-dessus de tout, la Tempête. Les titres collés aux partitions éveillent chez cette magicienne du clavier des images dont la force poétique, le lyrisme échevelé ou la couleur étalée à gros traits nous interpellent. On peut ne pas résister à l’engagement que l’on sent complet derrière un opus 111 qui charrie en même temps tensions et appels à la sérénité, tout en déplorant le fait que le message de la Hammerklavier pêche par une architecture qui s’égare dans une sobriété qui la rend creuse. C’est peut-être ce sentiment contradictoire qui fait que cette intégrale est à connaître malgré ses défauts : la disparité entre les éclatantes analyses proches d’un esprit de laboratoire et l’exaltation non contrôlée qui fait basculer Nikolayeva dans un univers où l’énergie le dispute à l’éloquence. 

Mais en bout de course, cela ne nous rend-il pas Beethoven encore plus humain et encore plus à la portée de notre conscience, prête à se lancer dans cette aventure qui n’aurait qu’un seul but, peut-être pas tout à fait cadré : celui de donner à la figure du compositeur un côté visionnaire ? Chacun se fera sa propre idée et appréciera cette intégrale à l’aune de ses sentiments et de sa tolérance face aux défauts évidents. Si la technique, parfois défaillante lorsque les doigts se perdent dans l’impulsion intérieure, arrête ceux qui y sont attachés inconditionnellement, elle n’est, selon nous, qu’aspects à dépasser face à ce message franc, plein de fureur et de flammes, devant ce témoignage gorgé de vie, d’exubérance et de sang, comme le dit si bien Nikolai Lugansky. En ce qui nous concerne, nous adhérons aux meilleurs moments de cette expérience musicale si différente et si généreuse.  

Ce coffret Melodiya est sobre, mais les pochettes intérieures sont bien colorées. En 2018, Scribendum a publié un pavé de 37 CD consacré à la pianiste, pavé qui comprenait notamment ces sonates, proposées déjà séparément en 2005 par le même label. Cette édition Beethoven, qui remplace les gravures Olympia indisponibles depuis longtemps, est la bienvenue pour ceux qui ne souhaiteraient que ce seul corpus de Nikolayeva. D’autant plus que Melodiya a fait un bon travail de restitution sonore que ne gêneront pas les quelques toux ou applaudissements semés au gré des réactions du public. Notre cotation tient compte des fausses notes tout autant que de la grandeur de la vision. Cette intégrale inclassable, qui ne sera pas considérée comme un premier choix, s’adresse aux mélomanes qui ne craignent pas d’être bousculés, dans tous les sens du terme.

Note globale : 7

Jean Lacroix

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