Joseph Swensen et le Leopoldinum rapprochent Debussy et Tchaïkovski

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Claude Debussy (1862-1918) : Quatuor à cordes (adapté pour cordes par Joseph Swensen) – Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : Sérénade pour cordes. NFM Leopoldinum Orchestra, Joseph Swensen. 2019. 54’56. Livret en polonais et en anglais. 1 CD Accord. ACD 271

Joseph Swensen ne fait pas là ses premières armes d’arrangeur. Et si passer du quatuor à cordes à tout un ensemble de cordes est assez commun, son orchestration, par exemple, de la version originale du Trio avec piano Op. 8 de Brahms, où il a recours à toutes les possibilités de l’orchestre symphonique, ne manque ni d’audace ni d’intérêt, dans la lignée du travail de Schönberg sur le Quatuor avec piano Op. 25

À l’instar de David Grimal en France, Joseph Swensen est un excellent violoniste, qui s’est fait une spécialité des concertos qu’il dirige et joue en même temps. Il existe des enregistrements, réalisés en studio ou en public, de ceux de Mendelssohn, Brahms, Dvořák, Barber et Prokofiev (N 2), et le résultat est tout à fait probant. Joseph Swensen est à l’origine de la création de l’Académie du Joué-Dirigé de l'Orchestre de Chambre de Paris, dont la première édition a eu lieu en 2011. C’est dire son aisance à diriger du violon, y compris dans des répertoires pour lesquels cette pratique était, jusqu'à récemment, réputée poser trop de difficultés techniques.

Proposer de réunir le Quatuor de Debussy et la Sérénade de Tchaïkovski est a priori surprenant. On sait que le Français a commencé à gagner sa vie en accompagnant, dans tous les sens du mot, la richissime Nadejda von Meck, qui était la protectrice du Russe. C’est à ces occasions, qui se sont reproduites plusieurs années de suite, qu’elle lui a fait découvrir la musique de son protégé. Le livret justifie le rapprochement de Debussy avec Tchaïkovski en se référant au Trio avec piano que le Français avait écrit, âgé de dix-huit ans, lors d’un de ces séjours. C’est ainsi que l’on peut lire : « Cependant, le Trio n'est pas seulement important dans le contexte personnel et social – certains des concepts et des idées qu'il contient ont été développés par Debussy dans son seul Quatuor à cordes trois ans plus tard. » C’est une erreur, car le Trio date de 1880, et le Quatuor de 1893. Il n’y a donc pas seulement trois années entre les deux, mais treize. Cependant, il est en effet possible de considérer que ce furent des années pendant lesquelles le compositeur aura digéré tout ce qu’il avait entendu et testé jusque-là, et que son Quatuor est en quelque sorte l’aboutissement de ces années de jeunesse.

Il n’empêche qu’il y a un monde entre le Trio, qui, encore très emprunt d’une joliesse et du désir de plaire, se souvient encore d’un Massenet, et le Quatuor, dont l’effet a été tel qu’un Magnard, lui-même élève de Massenet, a pu en parler en disant : « Bien étrange, ce quatuor de Debussy ! [...] C’est barbare, informe, mais d’une sauvagerie de rythmes, d’une truculence d’harmonies admirables. » Il est vrai que la version ici enregistrée, pour ensemble de cordes, avec chaque partie jouée à l’unisson par plusieurs musiciens au lieu d’un seul, atténue quelque peu ces aspects. Il était inévitable que cette relative masse gomme les aspérités de la version originale.

D’autant que l’interprétation de Joseph Swensen n’est pas vraiment taillée à la serpe... Elle ferait plutôt dans la dentelle. Le premier mouvement est sensuel et chantant, plus mouvant qu’animé, plus ardent que très décidé. Dans le Assez vif et bien rythmé on admire la précision, notamment des pizzicatos ; il y a un côté fiévreux qui, pour le coup, est peut-être accentué par la densité de la formation. L’Andantino est plus lent que ce que suggère ce titre, mais il est en effet doucement expressif, tout en langueur rêveuse. Le finale est probablement le moins convaincant des quatre ; il manque de contrastes, que ce soit dans les nuances ou dans les articulations, et si la performance instrumentale reste toujours séduisante, l’ensemble s’éloigne de l’irrévérence originelle, et reste dans une certaine bienséance.

Au moins, et c’est en cela que ce couplage est intéressant, l’univers qui suit n’est-il pas totalement à l’opposé. On n’attend en effet pas de la Sérénade de Tchaïkovski, ici pour le coup dans son instrumentation d’origine, d’être heurté ou choqué, comme l’ont pu être les premiers auditeurs du Quatuor de Debussy. Et, là, tout le lyrisme dont est capable le Leopoldinum fait merveille. Il y ajoute une efficace alternance entre élégance et intensité dans la Pezzo in forma di Sonatina, de la fluidité dans la Valse, plus agitée que viennoise, toute la douleur du monde dans l’Élégie, et de l’effervescence, tantôt fébrile tantôt ardente, dans le finale. Nous aurons été finalement un peu malmenés dans cette Sérénade. Elle n’aura pas été le plaisant divertissement sous un kiosque par une agréable soirée d’été que nous pouvions imaginer, et nous en sortons quelque peu étourdis.

Un Debussy plus chatoyant, moins âpre, et un Tchaïkovski plus tendu, moins plaisant : le rapprochement n’était en effet pas vain. Et la réalisation est de haut niveau.

Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9 

Pierre Carrive

 

 

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