Un disque-livre pour souligner la modernité de Marcel Proust

par

Ecrits dans une sorte de langue étrangère. Ludwig Van Beethoven : Trio à clavier en si bémol majeur op. 97 « Archiduc ». Pierre-Yves Macé (°1980) : Les sons n’ont pas de lieu, pour piano à quatre mains et électronique. Charles Heisser (°1998) : Improvisations # 1 et # 2, pour piano. Jean-Frédéric Neuburger (°1986) : Sehr Bestimmt, pour violon. Philippe Leroux (°1959) : VVV, pour violon et piano. Mauro Lanza (°1975) : John Conway in Gondola, pour trio à clavier. Noriko Baba (°1972) : Au pavillon de (Monsieur) Porcelaine, pour trio à clavier et voix. Gérard Pesson (°1958) : Echelle et infusoire, pour piano à six mains ; Portraits de musiciens (d’après Marcel Proust) : Gluck et Schumann, pour récitant et piano. Gabriel Marghieri (°1964) : Céleste balance, clochers, pour orgue. Trio Georges Sand ; Anne-Lise Gastaldi, Maroussia Gentet, Charles Heisser, Kim Béroff, Alice Delmas et Dario Pirone, piano ; Aya Kono et Virginie Buscail, violon ; Gabriel Marghieri, orgue ; Jennifer Tani, soprano. Lecture de textes par les comédiens Loïc Corbery et Clément Hervieu-Léger. 2022. Textes des compositeurs et de Belinda Cannone, Elsa Fottorino, Cyrille Gouyette, François Hartog, Franck Jaffrès, Stephen Paulello, Jérôme Prieur et Nicolas Ragonneau. 96'20'' Un disque-livre de deux CD (livre inséré) Elstir004.

Le label Elstir s’est spécialisé dans un créneau particulier, celui de mettre les arts en résonance, en confiant à des écrivains et à des artistes l’écriture de textes autour de thèmes musicaux. En 2017, Fanny Mendelssohn et son Trio op. 11 étaient mis en valeur avec des commentaires de Diane Meur et du musicologue Jérôme Bastianelli. L’année suivante, c’est un proche de Claude Monet, le peintre impressionniste Frédéric Bazille (1841-1870), mort au combat en 1870 lors du conflit franco-prussien, qui a été mis en évidence à travers des pages de Wagner, Chabrier, Schumann, Fauré ou Saint-Saëns, et des écrits de Dominique Fernandez. Un troisième disque-livre est venu s’ajouter en 2021, un Mahler intime, des transpositions pour musique de chambre de pages du compositeur, de son épouse Alma et de Schönberg, avec des textes d’Evelyne Bloch-Dano, de deux musicologues et de la petite-fille de Gustav Mahler, Marina, qui a consacré sa vie à la sauvegarde de l’œuvre de son aïeul. Elle est la fille d’Anna Mahler et du chef d’orchestre Anatole Fistoulari.

Le Trio George Sand (Virginie Buscail, violon solo de l’Orchestre Philharmonique de Radio-France ; Diana Ligati, violoncelliste et Anne-Lise Gastaldi, piano, toutes deux professeures au CNSMD de Paris) a participé à chacune de ces aventures originales. Cette fois, c’est Marcel Proust qui est au centre de l’intérêt, à l’occasion du centenaire de sa disparition le 18 novembre 1922. Le présent disque-livre (ou livre-disque) consiste en un boîtier oblong (18 x 14 cm) qui contient deux CD et, inséré entre eux, un ouvrage de près de 70 pages, riche d’une vingtaine de textes évoquant, de près ou de loin, un aspect de l’auteur d’A la recherche du temps perdu, textes signés par des compositeurs liés au projet et en relation avec leur musique écrite pour l’occasion, et par d’autres plumes. 

 

La pianiste Anne-Lise Gastaldi, qui est la coordinatrice, précise, dans un préliminaire intitulé « L’Arche de Marcel » : Guidée par une arborescence de sensibilités, j’ai réuni un historien, des philosophes, des artistes, des compositeurs, des écrivains, des musiciens de toutes les familles, association des notes et des mots. Plus que de la peinture, de la musique ou de la littérature, j’aimerais vous offrir une autre façon de regarder notre temps à travers le prisme de Marcel Proust.

De la peinture et de l’art graphique ? Il en est question en effet, grâce à un tableau de Jacques-Emile Blanche, mais aussi à des photographies, des images de street art et des visuels originaux dus à La rouille, Levalet ou Madame (présentés dans un texte de l’historien de l’art Cyrille Gouyette), qui servent d’illustrations, ce qui situe bien la ligne dans laquelle le label s’inscrit. Ne porte-t-il pas le nom d’Elstir, qui, dans la somme de Proust, est considéré par le Narrateur comme une sorte de peintre idéal ?

Il faut laisser au mélomane et à l’amateur de Proust le plaisir de découvrir le contenu de cet objet qu’il serait trop long de détailler. Mais il faut en expliquer la structure. Le premier des deux disques propose deux extraits, l’un d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, l’autre du recueil de critique littéraire Contre Sainte-Beuve. Ils sont lus par Loïc Corbery (°1976), sociétaire de la Comédie-Française depuis 2010, avec une distinction et un goût parfaits, diction exemplaire à l’appui. Il faut lire les deux pages que le comédien consacre au « texte incarné » pour comprendre l’investissement que la récitation réclame. Entre ces deux extraits, le Trio George Sand joue le Trio « Archiduc » de Beethoven pour rappeler que Proust a fait jouer chez lui des pages du maître de Bonn en les désignant, comme le rappelle Anne-Lise Gastaldi, comme son « principal aliment spirituel » (à côté d’autres). Une belle version, par ces trois instrumentistes que l’on sent investies pour faire vibrer toute la grandeur et l’expressivité de l’opus 70.

Huit créateurs contemporains se partagent l’affiche du second disque dans des partitions de musique de chambre ou pour instruments solos, de courte durée. Chacun d’eux apporte un éclairage par le biais d’un texte, pour expliquer le lien avec Marcel Proust ou son œuvre. On découvrira par exemple les deux improvisations pour piano de Charles Heisser qui entame une réflexion sur la subjectivité de la perception du temps, notamment musical, et rend un hommage à Henri Dutilleux. Ou les « portraits de musiciens » de Gérard Pesson qui rappellent des poèmes du premier livre de Proust, Les Plaisirs et les jours, et permettent d’évoquer la figure de Reynaldo Hahn. Ici, c’est un autre sociétaire de la Comédie-Française (depuis 2018), Clément Hervieu-Léger (° 1977), que l’on entend pour ressusciter Gluck ou Schumann. Ou encore la page passionnante de la Japonaise Noriko Baba qui, avec la soprano Jennifer Tani, établit un lien entre Proust et Mahler, tous deux disparus à l’âge de 51 ans, à travers le troisième mouvement du Chant de la terre. On ne peut tout citer, mais il faut encore signaler VVV de Philippe Leroux pour violon et piano, avec son allusion à la sonate de Vinteuil, ou ce morceau conclusif pour orgue de Gabriel Marghieri, titulaire au Sacré-Cœur de Montmartre, qui improvise autour de « la madeleine ». On peut imaginer le souffle de son instrument comme un écho à l’asthme de l’écrivain. 

On lira par ailleurs les réflexions de l’historien François Hartog sur le concept du temps, de l’écrivaine Belinda Cannone sur la notion de postérité, de Franck Jaffrès, l’ingénieur du son qui est aussi le directeur artistique du projet, du cinéaste et écrivain Jérôme Prieur qui évoque Jacques-Emile Blanche, portraitiste de Proust, de l’écrivaine et journaliste Elsa Fottorino au sujet de la langue de l’écrivain, ou du facteur de pianos Stephen Paulello, concepteur du fameux Opus 102, qui se penche sur l’évolution de l’instrument depuis les débuts du pianoforte. Tout cela est bien intéressant. C’est l’écrivain et éditeur Nicolas Ragonneau qui, dans une amusante « conversation (téléphonique) avec maman » où il est question notamment de l’association des Amis de Vinteuil, organisatrice tous les deux ans des Journées Musicales Marcel Proust, apporte un éclairage au titre que l’on peut juger énigmatique attribué à ce disque-livre. C’est en effet ce « fan-club » qui a proposé, pour le centenaire, un travail collectif autour de la citation célébrissime : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » placée à la fin du Contre Sainte-Beuve. Nous laisserons à ceux qui vont acquérir cette production Elstir le loisir de découvrir de savoureux détails autour d’« une musique qui n’est pas tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». 

Une question surgit : faut-il être un proustien averti pour appréhender ce projet original et très attachant ? Ceci mérite une réflexion, mais nous avons tendance à penser que ce n’est pas indispensable. Laissons le dernier mot à Anne-Lise Gastaldi. Dans son texte de conclusion du livre, « L’Arche de Marcel – Coda », elle évoque une phrase de l’écrivain : « En réalité, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » Nous partageons l’avis de la pianiste lorsqu’elle souligne le fait que cette affirmation peut être transposée ici : chaque auditeur, lorsqu’il écoute, est l’auditeur de soi-même. Oui, et tout simplement, en recherche incessante…

Note globale : 9    

Jean Lacroix

 

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