Une Force du Destin suprêmement musicale
Vaste salon, table éclairée de chandeliers, portraits d’ancêtres : ce décor sera le seul situé dans l’intimité d’une demeure familiale. Le Marquis de Calatrava y souhaite bonne nuit à sa fille Léonora di Vargas avant que l’irruption de l’amant-ravisseur, Don Alvaro, fils d’un noble espagnol et d’une princesse inca, n’anéantisse en un éclair ce paisible tableau. L’absence d’ouverture, replacée ici après la fuite des jeunes gens, renforce la violence de l’équation : père intransigeant, amant meurtrier malgré lui, jeune fille déchirée entre les deux.
Réminiscence du Don Giovanni de Mozart, à cette différence près que le frère, Don Carlo di Vargas, incarne à lui seul « la » vengeance. Il réduit de ce fait Leonora à un rôle de victime sacrificielle armée de seules forces spirituelles. En outre, un mélange de néo-paganisme, de religieux « romain » et de romantisme allemand (Schiller) fait finalement basculer l’esthétique générale du côté de Victor Hugo auquel le compositeur avait justement dû renoncer sous la pression de la censure.
L’oeuvre commandée par le Tsar prend alors les proportions du continent : gigantesque errance, dans le temps -presque dix ans-, et dans l’espace -depuis les campements militaires, assemblées de bohémiens, jusqu’aux asiles monastiques et autres ermitages qui font office de tombes-. Intenses mouvements aussi du côté des protagonistes : les héros changent de nom, d’apparence, de genre, d’identité, si bien qu’on ne sait jamais vraiment s’ils sont vivants, morts ou revenants. Proportions monumentales, enfin, de la partition qui juxtapose des scènes bouffes, ironiques, sentimentales, nobles ou totalement intériorisées.
A cet égard, la mise en scène de Jean-Claude Auvray, créée en 2011 et reprise ici pour la deuxième fois, s’avère efficace, alternant scènes de groupes et solos, couleurs chamarrées et lumière épurée sous l’ombre d’un Christ en croix, dos à la salle.
Certes, la transposition du XVIIIe siècle sévillan à l’époque du Risorgimento italien fait naturellement allusion à l’émancipation nationale chère au compositeur de Nabucco mais elle prête également à une certaine confusion. En effet, les piliers thématiques -conflit entre ancien et nouveau régime, religion et matérialisme, vengeance et pardon, amour et mort- s’accommodent mal d’allusions réductrices au XIXe siècle -révoltes ouvrières, costumes bourgeois ou «lutte des classes». Car, si cette commande tardive dans la carrière de Verdi reste percutante aujourd’hui, c’est bien parce que le génie du compositeur mobilise les instincts et les émotions les plus primitives.
Le caractère composite, le gigantisme, la noirceur, les incohérences concourent à en potentialiser la force expressive. Violence et tendresse, cruauté, dérision, tout conduit vers la perception saisissante, fraternelle, complexe, de la condition humaine dans sa grandeur et sa vulnérabilité.
Le directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Détroit, né en Lombardie, familier du répertoire verdien, Jader Bignamini, place d’emblée sa direction sous le signe d’une admirable musicalité. Comme l’exprime si justement Berlioz, il parvient à «jouer de l’orchestre»... comme on joue d’un instrument. En témoigne le moment suspendu de la Sinfonia qui sert de transition avec la scène du village d’Hornachelos. A l’affût, sans nervosité, il sait soutenir la dynamique d’ensemble autant que la délicatesse des parties solistes de clarinette, harpe ou violon, ce denier particulièrement enchanteur. L’orchestre répond superbement en tous points. Même les chœurs pléthoriques aux timbres parfois ingrats (dont on espérait pourtant quelques progrès depuis la nomination d’une nouvelle « cheffe ») se disciplinent, tous les regards rivés sur la baguette pour les périlleux Ra-ta- plan (III, 14).
En figure de proue, la bohémienne Preziosilla (Elena Maximova) se distingue par son abattage mais aussi par l’hétérogénéité des registres et de l’émission. James Creswell campe un Marquis de Calatrava noble et sonore, tandis que Julie Pasturaud (Curra) ainsi que les personnages secondaires assurent honorablement les difficiles interventions ponctuelles.
En incarnant le prince maudit, le ténor américain, Russell Thomas, place ses pas dans ceux de glorieux devanciers : Richard Tucker, Carlo Bergonzi, Placido Domingo ou José Carreras. De quoi trembler ! A juste titre car le charme du timbre et l’ingéniosité technique ne peuvent faire oublier les faiblesses du registre aigu ni un jeu scénique sommaire. L’affrontement avec son rival, Don Carlo di Vargas, s’en trouve déséquilibré, ce qui est regrettable au moment même (III) où Ludovic Tézier commençait à s’échauffer et offrir une magistrale démonstration de chant verdien, justement et longuement acclamée (Morir ! Tremenda cosa !).
La noble présence de Ferrucio Furlanetto (Padre Guariano) défie le temps avec beaucoup d’autorité et d’humanité tandis que Nicola Alaimo prête une verve irrésistible et une projection vocale sans faille au Fra Melitone.
Quant à la Donna Leonora très attendue de l’italienne Anna Pirozzi remplaçant Anna Netrebko souffrante, elle semble d’abord assez inhibée (prudence compréhensible) si bien que l’incarnation dramatique reste peu investie voire impersonnelle jusqu’au sombre tableau final de l’acte IV (sc.6) où le timbre étincelant, presque incisif, et la musicienne se révèlent avec un Pace, pace, moi Dio admirablement conduit, hautement émouvant qui lui vaut une ovation méritée.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, Opéra Bastille, le 12 décembre 2022.
Crédits photographiques : © Charles Duprat / Opéra national de Paris