Un mausolée pour Traviata

par

La Trviata de Verdi, mise en scène de Benoît Jacquot © E. Bauer / Opéra National de Paris

Aucune œuvre n'a célébré aussi superbement l'agonie du bel canto et le crépuscule de la voix humaine, en cette fin du XIXe siècle. Broyé comme l'héroïne par la poigne de fer de l'argent, de la corruption, de la rentabilité, l'art du beau chant s'y éteint avec le dernier cri de la mourante :  « Oh gioia ! ».

Joie dans la mort ! Surabondance d’ambiguïtés qui font la trame de « Traviata » : amour pur mais aussi prostitué, tendresse et cruauté paternelle, plaisirs et contraintes inversés, liberté revendiquée mais engagement extrême? L'un des termes vient-il à disparaître, l’œuvre est déséquilibrée, elle perd sa substance vive, ses demi-teintes, son charme. Alors, qu'attendre d'un réalisateur de cinéma qui filma « Tosca » -pour le cinéma- sur un fond implacablement noir, de la première à la dernière image ? Les stylisations convaincantes de son précédent travail sur cette même scène de la Bastille avec « Werther » laissaient bien présager un traitement de l'espace assez radical, où les personnages s'agitent dans le vide comme des insectes impuissants. Ici, encore moins de subtilités ni d'équivoque. L'opposition binaire -noir et blanc- fait loi, le dénuement est à son comble. Un lit monumental surmonté de l' « Olympia » de Manet (où l'on sait que le « noir et blanc » joue un rôle important, repris sur scène avec le personnage d'Annina en servante mauresque), un arbre et l'escalier de marbre en galerie du II, voilà pour le décor ! Les chœurs sont traités comme des éléments minéraux, blocs obscurs, menaçants, à peine dérangés par la pantomime des « Bohémiennes ». Tout aussi implacable, la direction du chef Dan Ettinger installe de grands espaces sonores violemment structurés si bien que l'impression d'écrasement se fait prégnante. Dans quel interstice, dans quel entre-deux, la vie, ses plaisirs, ses douceurs, ses réminiscences peuvent ils se glisser ? Il ne reste que la rigueur impersonnelle du Destin. Dans le vide cosmique, les chanteurs doivent se mouvoir sans guère d'appui et ne sauraient compter que sur leur charisme et leur chant pour exister. Dmitri Hvorostovsky incarne de sa puissante stature un Germont monolithique trop souvent placé en arrière-scène. L'Alfredo de Francisco Meli a noble prestance, de voix et d'allure et les seconds rôles - Anna Pennisi (Flora Bervoix), Cornelia Oncioiu (Annina), Kevin Amiel (Gastone), Fabio Prevati (Barone Douphol), Florian Sempey (Marchese d'Obigny), Antoine Garcin (Dottor Grenvil) affrontent vaillamment l'immensité scénique de Bastille. La soprano albanaise Ermonela Jaho a pris la suite de Diana Damrau dans les atours de la courtisane amoureuse. La voix est ample, onctueuse, brillante dans l'aigu, alanguie dans les pianissimi. Agile dans l'ornement, elle se dilue parfois dans une ligne molle assez floue où la diction se perd. Investie à fond dans son personnage, elle habite la scène et tient à le faire savoir - Au point de s'accrocher, chancelante, aux rideaux pour saluer ! Indéniablement, ce tempérament extraverti suscite l' émotion. Le public est ravi.
Bénédicte Palaux Simonnet
Opéra National de Paris, le 10 septembre 2014

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