Un Saint-Saëns symphonique plein de plaisir, avec Nabil Shehata et Astrig Siranossian

par

Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Concerto pour violoncelle N° 1 ; Symphonie N° 1 ; Bacchanale (de Samson et Dalila). Astrig Siranossian, violoncelle ; Philharmonie Südwestfalen (Orchestre du Land de Rhénanie du Nord-Wesphalie) ; Nabil Shehata, direction. 2021. 60’37. Livret en français, en anglais et en allemand. 1 CD Alpha 674. 

La pochette annonce « Concerto pour violoncelle », sans autre précision. Pourtant, Camille Saint-Saëns en a écrit deux. Mais voilà, le second est pour ainsi dire confidentiel. Peut-être que s’il était seul, son caractère fantaisiste lui aurait permis d’être plus souvent joué. Malheureusement pour lui, il avait été précédé d’une incomparable coup de maître, avec ses trois courts mouvements enchaînés, son unité, son équilibre, et son écriture instrumentale qui fait la joie, et la gloire, de tous les violoncellistes.

Et ce n’est pas Astrig Siranossian qui dira le contraire ! Voilà un nom qui commence à être connu des mélomanes.

Si l’on excepte une participation, en 2012, à l’album survitaminé Métamorphoses, avec des pièces contemporaines explosives de Sofia Gubaidulina, Franghiz Ali-Zadeh, Dmitri Yanov-Yanovsky et Alexander Knaifel, par l’ensemble de violoncelles Celli Monighetti, la carrière discographique d’Astrig Siranossian a commencé en 2016, et observe depuis un rythme assez soutenu. Elle démarre par un récital en compagnie du pianiste Théo Fouchenneret, avec une Sonate de Francis Poulenc truculente et brillante, d'incandescentes et hypersensibles lectures des pièces autres que les sonates que Gabriel Fauré a consacrées au violoncelle, et enfin 13 courtes pièces de son compatriote arménien Komitas, d’une douceur et d’une simplicité d’expression très émouvantes. Puis il y eut deux participations à des grands chefs-d’œuvre de musique de chambre : un Octuor de Felix Mendelssohn d’une irrésistible ardeur juvénile, et une vivace et frétillante « Truite » de Franz Schubert. Et aussi, dans ces mêmes années, deux interventions dans des enregistrements consécutifs au Concours de Reine Élisbeth de Bruxelles 2017 : un élégant et ardent Rondo d’Antonín Dvořák, puis un rare Trio à cordes d’Eugène Ysaÿe, dense et coloré. 

En 2018 sort son premier enregistrement avec orchestre, unanimement salué par la presse, avec deux concertos : Aram Khatchaturian, très intense, qui prend ici un caractère presque sacré, et Krzysztof Penderecki, volcanique et impétueux. Et en 2019, avec le pianiste Nathanaël Gouin, « Dear Mademoiselle », un fervent hommage à Nadia Boulanger, avec de remarquables réussites (Astor Piazzolla, Eliott Carter, Philip Glass, Quincy Jones) et d’autres peut-être légèrement moins convaincantes (Igor Stravinsky, Michel Legrand et Nadia Boulanger elle-même). 

Tout récemment, elle a apporté sa contribution amicale au truculent, impertinent et sulfureux album Bubbles de l’inégalable pianiste Dana Ciocarlie, avec des pièces irrésistiblement enlevées de compositeurs arméniens (Alexandre Aroutounian, Artemi Ayvazian et Komitas). Et enfin, c’est elle que ses six collègues violoncellistes imitent, en décalage, dans le surprenant Messagesquisse de Pierre Boulez.

Dans ce Premier Concerto de Camille Saint-Saëns, Astrig Siranossian communique son plaisir du beau son, de l’émotion sans pudeur. Tout le monde ne sera pas touché par cette lecture à fleur de peau, qui ne fait pas le choix de la simplicité dans les passages les plus doux, parfois à la limite de l’évanescence. Mais, outre la maîtrise technique, son engagement est total, et il y a de la générosité à partager ainsi sa sensibilité.

Même si l’on ne peut pas dire qu’il y ait de réelle surprise, il se passe toujours quelque chose dans la partie de violoncelle. L’orchestre est attentif, peut-être pas tout à fait au même niveau de soin du détail et d’investissement. Il se dévoilera davantage dans la Symphonie.

Un mélomane un peu distrait pense que Saint-Saëns a écrit une symphonie, celle « avec orgue ». Un mélomane un peu plus attentif sait qu’il s’agit de sa Symphonie N° 3, et peut imaginer que le compositeur en a écrit au moins deux autres. Un mélomane plus connaisseur sait qu’il s’agit de sa dernière symphonie et que, donc, il en aurait écrit trois. Et un mélomane qui s’est un peu penché sur la question sait qu’il existe deux autres symphonies : une qui précède les autres, et une écrite entre la N° 1 et la N° 2, et sous-titrée « Urbs Roma ».

Cinq symphonies, donc, mais, en effet, une qui est bien plus souvent jouée et enregistrée que les quatre autres, malgré la difficulté qu’en représente toute exécution du fait de la présence d’un orgue (qu’on ne trouve pas partout, et qui dans les églises est en général loin de l’orchestre) et d’un piano. Les raisons de ce succès sont multiples, et ce n’est pas ici le lieu de les détailler. Mais un fait est à remarquer : alors que cette Symphonie « avec orgue » date de 1886, par un compositeur cinquantenaire, les quatre premières ont toutes été écrites dans les années 1850, alors que Saint-Saëns avait entre quinze et vingt-cinq ans.

Pour la Première Symphonie, il avait dix-sept ans. Par précaution, il l’a fait jouer comme l’œuvre d’un compositeur allemand (nous sommes en 1853, pas encore en 1870) anonyme, ce qui lui assurait au moins la curiosité. Assistant au concert, Charles Gounod s’est montré particulièrement élogieux.

À vrai dire, ses qualités sont davantage de l’ordre de la maîtrise que de l’imagination. Elle n’anticipe pas le miracle que sera la Symphonie en ut majeur de Georges Bizet, écrite deux ans plus tard par un jeune homme du même âge. Mais, même avec les évidentes influences de ses prédécesseurs symphonistes (successivement, pour chaque mouvement, Schumann, Mendelssohn, Berlioz et Beethoven), elle a son charme. Si l’Allegro reste assez conventionnellement solennel, la Marche-Scherzo, pleine de soleil printanier, prépare habilement, avec son image positive du Paradis, au long Adagio qui en dévoile les aspects plus intérieurs, introspectifs, recueillis. Quant au finale, il rappelle furieusement la Symphonie héroïque

Nabil Shehata, né en 1989, après avoir été celui du Kammeroper de Munich de 2011 à 2019, est depuis le chef d’orchestre principal de la Philharmonie Südwestfalen. Il est aussi un excellent contrebassiste (il a eu notamment rien moins que la responsabilité du pupitre de l’Orchestre Philharmonique de Berlin). Jusqu'à présent, sa discographie était consacrée à cet instrument.

En 2011, Nabil Shehata a enregistré la Sonate pour contrebasse seule que Mieczyslaw Weinberg composa en 1971 ; il y faisait preuve d’une belle aisance instrumentale, et d’une intensité expressive parfaitement adaptée à cette musique rare et intense, d’une grande variété d’écriture avec ses six mouvements. Puis, en 2015, avec son frère aîné, Karim, au piano, il nous proposait un album qui confirmait ces belles qualités ; au programme, après des pièces très accessibles (pour l’oreille, pas pour l’instrumentiste) de Reinhold Glière, Serge Koussevitzky et Max Bruch, une fascinante et tout à fait convaincante adaptation de la Première Sonate pour violoncelle et piano de Johannes Brahms.

Le voilà donc qui fait son entrée au disque en tant que chef, à la tête de son orchestre basé à Hilchenbach, ville de Rhénanie du Nord-Westphalie (Allemagne). C’est une incontestable réussite. Tout d'abord, l’orchestre est splendide. Certes, il n’a ni la perfection ni la personnalité du Philharmonique de Berlin ; mais il sonne plein, équilibré, homogène. Et puis, la direction de Nabil Shehata est élégante, souple, expressive, avec un geste juste, harmonieux, assuré. Il s’empare de cette Symphonie avec une autorité qui semble facile.

Pour terminer, à la manière d’un bis, la Philharmonie du Sud-Westphalie nous offre une Bacchanale (extraite de l’opéra Samson et Dalila), aux accents orientaux, pleine de verve, de sensualité et de puissance.

Cet album ne révolutionnera sans doute pas notre perception de Saint-Saëns, surtout après cette année du centenaire de sa mort, mais, en mélangeant le très connu et le moins connu, il constitue une belle porte d’entrée à la variété de l’univers symphonique du compositeur.

Son : 7 – Livret : 8 – Répertoire : 7 – Interprétation : 8

Pierre Carrive

 

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