Une fin de semaine au Festival de Musique Ancienne d'Innsbruck 2021

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Déjà pendant les XVIe et XVIIe siècles, Innsbruck possédait, sous la conduite de Heinrich Isaac ou Pietro Antonio Cesti, un ensemble musical de haut niveau qui pouvait concurrencer ceux de la capitale viennoise. C'est à partir du noyau de cet ensemble qui fut constitué le fameux Orchestre de Mannheim dont Mozart fera l'éloge. Au milieu du XXe siècle, plusieurs enthousiastes et musiciens de talent ont donné un essor considérable aux activités musicales et surtout au principe de l'interprétation historiquement informée avec l'usage préférentiel d'instruments originaux.

Les “Innsbrucker Festwochen der Alten Musik” ont démarré en 1976 et peuvent se targuer d'être aujourd'hui un des centres de musique ancienne dont la tradition est la plus importante. Les noms de Nikolaus Harnoncourt, Sir John Eliot Gardiner, Jordi Savall, Ton Koopman, Frans Brüggen, Gustav Leonhardt, Sigiswald Kuijken, Rinaldo Alessandrini, Fabio Biondi, Thomas Hengelbrock, Konrad Junghänel, Cristina Pluhar ou Alan Curtis ont été habituels ici, pour ne citer que des chefs d'orchestre, qui se sont évidemment entourés des meilleurs chanteurs et instrumentistes de leur temps. Mais c'est René Jacobs, directeur artistique du Festival pendant douze ans, qui lui donna l'élan définitif et l'a rendu incontournable dans la sphère baroque internationale. Son départ marqua un certain déclin, renonçant à des grands noms, à des programmes de main trilingues ou d'autres luxes du genre qui pouvaient attirer l'attention d'un public international. Sous la conduite d'Alessandro Di Marchi, cette nouvelle version, plus modeste dans la forme mais toujours exigeante dans le contenu, s'est centrée sur l'intérêt d'un public local, fidèle et enthousiaste et a permis encore la renaissance d'un nombre important d'oeuvres oubliées souvent injustement, permettant ainsi un large élargissement du répertoire d'opéra et de concert. En même temps, la naissance en 2010 du Concours annuel de chant Antonio Cesti a fait connaître de nombreux jeunes chanteurs qui se sont produits ici ou ailleurs au cours des années successives.

Le premier concert, le 21 août à la chapelle Nikolaus du château Ambras, fut donné par le luthiste et guitariste italien Francesco Romano sur une guitare romantique construite à Londres en 1835 par Louis Panormo à l'intention du grand guitariste et compositeur Fernando Sor, actif à Londres à ce moment-là. Romano offre un son très soigné, élégant et bien projeté qui tire le meilleur parti d'un instrument qui conserve pleinement ses qualités dans toute la tessiture et permet ce cantabile particulièrement expressif qu'un instrumentiste italien semble posséder de naissance... La Fantaisie op 7 de Sor fut l'élément clé de sa prestation car c'est une œuvre très bien construite où l'interprète peut développer une large palette de sentiments et de couleurs. Par contre, les transcriptions par Sor de la Flûte enchantée de Mozart s'apparentent plus au catalogue des habiletés d'un virtuose romantique pour épater son public qu'à un travail musical approfondi. Un Fandango varié de Dionisio Aguado, un ami de Sor, marqua brillamment la fin du concert, même si Romano se montra ici quelque peu retenu par rapport au caractère extraverti et dansant de la pièce.

Le 22 août, dans la salle de musique de chambre de la Maison de la Musique, a été donnée la reconstitution de l'opéra Boris Goudenow de Johann Mattheson. Sur un livret du compositeur lui-même qui est très éloigné du « pathos » que Pouchkine et Moussorgsky apportèrent aux vicissitudes d'une histoire complexe dans son contexte, mais simple dans l'expression des éternelles luttes de pouvoir autour de la royauté. Mattheson fut également chanteur, multi-instrumentiste, chef d'orchestre, écrivain et diplomate. Il était l’ami de Telemann, Lessing ou Händel (mais l'on raconte qu'ils se seraient battus en duel à cause d'un différend artistique !) et prétendait à la synthèse des styles français, italien et allemand dans une oeuvre tournée vers l'avenir. Il n'a cependant pas été en mesure de la faire jouer comme prévu en 1710, et les avis divergent sur la cause de cet abandon. Il semble qu'il a pu connaître l'histoire de Boris Goudenow par une publication de 1615 du voyageur suédois Peter Paetreus. Le manuscrit a survécu miraculeusement aux bombardements de Hambourg en 1940-45 et n'est apparu qu'en 1998 à Erevan (Arménie). Certains airs sont, curieusement, écrits en italien. Le résultat est saisissant : même si certains récitatifs, dans un allemand désuet -et sans surtitres traduits...- traînent en longueur, on a pu entendre un opéra riche de moments musicaux brillants, de mélodies habiles et inspirées, d'harmonies et contrepoints savants et astucieux (un merveilleux quatuor en canon commente la crise due à la disparition du tsar) et extrêmement nourri en contrastes d'affects et de sentiments. Il est curieux d'observer combien Mattheson se plaît à écrire des duos, trios ou quatuors avec le plus grand bonheur, alors qu'ils sont exceptionnels dans les opéras de Händel, où récits et airs se succèdent. Sur scène, sept jeunes chanteurs ont défendu leurs rôles avec un peu plus d'enthousiasme que de savoir-faire. Il faut dire que les difficultés vocales de la pièce sont de taille et que les travaux en cours au théâtre d’Innsbruck contraignent à recourir à cette salle moderne mais sans charme, à l'acoustique médiocre, et à un discret système d'amplification qui tend à souligner les aspérités de l'émission vocale dans les registres extrêmes et, en définitive, à trahir la volonté d'une interprétation historiquement fidèle... Le français Olivier Gourdy incarne Boris avec un instrument plus que prometteur et interprète son rôle avec distinction. Sa compatriote Julie Goussot compose laborieusement son Axinia dans une mise en scène qui ne l'aide vraiment pas. Son registre n'est pas toujours égal mais la voix est sonore et spontanée. Sreten Manolović, dans le boyard Fedro, possède un des meilleurs instruments de la soirée : il a montré dans plusieurs phrases son souffle interminable et un timbre brillant et équilibré. Yevhen Rakhmanin, né en Ukraine, compose un Tsar Théodor contradictoire : il n'est pas concluant vocalement, mais il semblerait qu'il ait été incité, dans la composition de son rôle, à ne pas s'appliquer à la beauté du chant. La Belge Flore van Meersche compose une Irina désabusée et sombrant dans le désespoir avec une voix parfois dure dans l'aigu mais qui devient émouvante dans son air final « Liebt jemand seine Qual ». Alice Lackner, allemande, incarne la Princesse Olga avec un instrument rond, agréable et se montre très à l'aise scéniquement. Eric Price et Joan Folqué sont éloquents dans les deux Princes étrangers Gavust et Bogda. L'orchestre « Concerto Theresia », composé uniquement d'instrumentistes de moins de trente ans, est conduit par un Andrea Marchiol précis et flexible et les sonorités sont plutôt bien équilibrées. Mais un travail plus approfondi avec les chanteurs aurait certainement donné au spectacle un panache qui lui a fait défaut. Il faut dire que le travail scénique de Jean Rensaw n'est pas dépourvu de contradictions : c’est toujours animé, mouvant, presque chorégraphié et l'espace scénique d'une salle qui est loin de convenir au théâtre est vraiment bien mis à profit. Mais, si le parti pris de poser un regard comique sur une histoire plutôt sordide aide probablement ces jeunes chanteurs à composer leurs rôles, son abus de clichés pour caractériser les personnages finit par irriter le spectateur et rend l'ensemble répétitif et plus morose qu'inventif.

Le 23 août on a assisté à la « Pastorelle en Musique » avec libretto et musique de Georg Philipp Telemann dans la Grande Salle de la Maison de la Musique. Ce qui veut dire dans une salle de concert. Le recours à des coulisses peintes à l'ancienne, à quelques artifices scéniques et à un tableau de fond habilement éclairé pour souligner les « prospettive » picturales rend le lieu, à l'acoustique agréable cette fois-ci, tout à fait approprié à une pièce qui s'apparente à l'opéra mais n'a ni la prétention ni les exigences dramatiques y afférentes. Telemann s'est inspiré de la Comédie-ballet Les Amants Magnifiques de Molière/Lully, en conservant une partie des textes chantés dans la version française. Ici aussi, la pièce est bilingue et le sort du manuscrit ressemble à celui de Mattheson : retrouvé vers 2014 à Kiev par Kirill Karabits (qui en a signé le premier enregistrement), où il fut emporté aussi par les troupes soviétiques en 1945. Telemann l'aurait écrit pendant son séjour à Franckfurt entre 1712 et 1721 et cherchait aussi à combiner des échos français ou italiens dans un ensemble allemand : des réminiscences des Quatre Saisons de Vivaldi, des Ouvertures à la française ou des jeux d'orchestration avec des chalumeaux, trompettes ou bourdons évoquent les diverses possibilités de faire un portrait musical de la Nature dans cette Arcadie idéale qu'ont tant cherché les baroques. L'ensemble de la musique est brillant, plein de rythme et d'atmosphères contrastées. Il faut dire que la symbiose entre l'Ensemble 1700 et son chef, Dorothee Oberlinger, fut parfaite : quelques gestes aussi discrets que précis multiplient les accents musicaux ou dessinent des surfaces sonores aux irisations changeantes. C'est une artiste charismatique et clairvoyante, secondée par un ensemble idéalement malléable et efficace, merveilleusement juste et à la sonorité chatoyante. Un régal, tout comme le Vocal Consort de Berlin, transparent, brillant ou délicat à souhait. Du côté des chanteurs, c'est plus inégal : Lydia Teuscher est aussi brillante qu'émouvante en Caliste, son chant est inventif et précis et son jeu est toujours sincère et juste. Marie Lys, première lauréate à Innsbruck en 2018, possède un instrument à la beauté saisissante et semble mépriser les difficultés vocales dans un phrasé délicat et expressif. Elle joue son Iris d'une manière tellement convaincante qu'on renonce à toute prévention envers l'artifice général de la situation théâtrale. Qu'on pourrait, en définitive, relire aussi comme un manifeste féministe... Le jeune Alois Mühlbacher, bien connu par ses remarquables enregistrements de jeunesse, se retrouve ici vraiment peu à l'aise : l'émission est inégale et souvent fade, seules ses coloratures sont quelquefois bien réussies. Et sa composition du berger Amyntas ne parvient pas à convaincre. Il faut saluer la performance du violoniste Yves Ytier quittant l'orchestre pour jouer sur scène, en vrai spécialiste du baroque, un maître de ballet qui mène rondement la danse avec son violon. Virgil Hartinger donne à son Knirfix la «vis comica» qu'il lui faut. Le baryton Florian Götz, un chanteur de large expérience, ne parvient pas non plus à se montrer probant : trop de notes sont voilées dans sa tessiture grave et son jeu finit par être lassant par la répétition incessante de gestes supposés baroques. Car le travail scénique de Nils Nieman, un spécialiste de la scène baroque, devient trop vite ennuyeux malgré quelques astuces bien réussies. Il ne faudrait pas recourir à la controverse d'Antoine Hennion pour critiquer ce recours récurrent à une gestuelle que peut-être le public du baroque accueillait avec bienveillance. Notre sensibilité visuelle est autre : théâtre, cinéma et autres arts plastiques ont formé notre goût et notre esthétique, et je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'adhérer à un credo du passé simplement parce qu'il fait partie de notre histoire. Le cas de l'interprétation musicale historique est bien différent : les instruments modernes sont tout simplement incapables de rendre toute la richesse sonore des anciens et leur recours marque un net enrichissement de notre univers sonore.

Innsbrück, du 21 au 23 août 2021

Xavier Rivera

Crédits photographiques : Birgit Gufler

 

 

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