Ensorcelantes pages symphoniques françaises transcrites à l’orgue par le duo Vernet/Meckler

par

Apprentis Sorciers. Paul Dukas (1865-1935) : L’Apprenti Sorcier. Claude Debussy (1862-1918) : Symphonie en si mineur pour piano à quatre mains [Allegro ben marcato]. Charles-Marie Widor (1844-1937) : Symphonie no 1 en fa, opus 16 [Andante]. Louis Vierne (1870-1937) : Symphonie en la mineur, opus 84 [Scherzo]. Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Symphonie no 3 en ut mineur, opus 75 [Poco Adagio] ; Danse Macabre, opus 40. Maurice Ravel (1875-1937) : Bolero. Olivier Vernet, Cédric Meckler, orgue Thomas de la Cathédrale de Monaco. Livret en français, anglais. 2021. TT 71’18. Ligia 0104360-21

Hormis les mains gantées de peinture noire et blanche, allusion aux touches du clavier, on n’est pas certain d’avoir saisi toute la signification de la photo de couverture, aussi cocasse qu’ésotérique. Tel un sphinx, le chat ne divulguera pas la solution de l’énigme. Le titre intrigue aussi : « Apprentis Sorciers – l’esprit symphonique français » laisserait-il augurer une adaptation aux tuyaux de ce que ce répertoire a engendré de surnaturel, de fantasmagorie ? Même sans remonter à Berlioz, la matière ne manquerait pas : Le Chasseur Maudit ou Les Djinns de César Franck, La Forêt enchantée de Vincent d'Indy. La Péri de Dukas ou, pour prolonger les inondations du célèbre Der Zauberlehrling de Goethe : l’Ouverture de l’opéra Le Roi d’Ys d’Édouard Lalo et sa légende de la cité submergée. 

De fait, en 1h12 le fantastique limite ses escales à la Danse macabre et à cet Apprenti Sorcier qui n’en est pas à son premier arrangement : entre autres Marcel Dupré, Peter Richard Conte sur son fabuleux Wanamaker (Dorian, 2001), et Andrzej Chorosinski qui avait intégré ces deux pièces dans son Virtuoso Organ Music (MDG, 1997). La magie sous-entendue par le concept réside plutôt dans l’art de la transmutation, puisque tous les opus du programme ont été rhabillés par notre duo, d’après des réductions à deux pianos ou piano à quatre mains, reconstituant même des parties évincées -avantage de disposer aussi de quatre pieds. Bref un redéploiement médiatisé par la transcription.

L’ensorcelant Bolero jouit d’une copieuse discographie : par exemple à Dudelange, Gunnar Idenstam pour Bis en 2013, et déjà notre duo Vernet/Meckler dans leur Pasión pour Ligia en 2010. Si le propre de disques aussi aboutis est de faire rêver et d’inspirer des parcours alternatifs, on avouerait qu’en place du sempiternel crescendo/ostinato du même Ravel, on aurait préféré les fééries de Ma Mère l’Oye, le fantasque brûlot Alborada del Gracioso ou, pour rester dans le registre de l’initiatique et du merveilleux, quitte à emprunter au genre lyrique : un pot-pourri sur L’Enfant et les Sortilèges !

Le récital convie de célèbres locomotives à notoriété mais enchâsse d’autres révélations bien plus rares. Deux juvenilias : Allegro ben marcato rescapé d’une symphonie tripartite que Debussy ébaucha à vingt ans, peut-être en Russie, pour Nadejda von Meck qui louait sa compagnie musicale en ces années 1880. Et un fragment de la symphonie que Charles-Marie Widor écrivit à vingt-six ans ; pour la parure orchestrale, voir l’enregistrement de Martin Yates à Glasgow pour Dutton en 2014. En revanche, la Symphonie en la mineur émane de la maturité de Louis Vierne (1907-1908), présentée au public en 1919 salle Gaveau ; Pierre Bartholomée l’enregistra à Liège pour le label Timpani (1996). Loin d’accumuler les tours de passe-passe, notre disque varie les ambiances : les œuvres vives et descriptives se mêlent aux tableaux d’atmosphères (le langoureux Andante de Widor, les vapeurs d’alambic de Saint-Saëns). 

Le résultat d’une transcription peut se ranger en trois classes : les pâles succédanés qui tombent à plat ; celles qui procurent un crédible décalque de l’original ; celles qui lui rendent honneur, ajoutant un supplément d’âme voire surclassant le modèle. Le présent album se situe dans cette dernière catégorie, par la science de ses alchimies, ses intuitions éclairées, son zèle évocateur. Ainsi l’enivrant fragment debussyste, tour à tour lyrique et houleux sur sa battue souterraine scandée des tréfonds (« circulation des sèves inouïes, Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs » dirait Rimbaud), conclu comme un glorieux péan. Ainsi les sulfureuses incantations de Vierne : viles trognes de gargouilles qu’une acerbe machinerie exhibe dans un sabbat diabolique. Ainsi magnifiées, ces deux pages sonnent plus convaincantes que nature, comme si de source elles avaient été imaginées pour les tuyaux.

On regrette d’ailleurs que le livret ne renseigne pas sur l’orgue : il fut inauguré voilà dix ans par Olivier Vernet, heureux titulaire de ce quatre claviers de plus de 70 jeux restructuré par les ateliers de Dominique Thomas sur la base de l’instrument construit par Jean-Loup Boisseau en 1976. L’Apprenti sorcier nous démontre d’emblée ses ressources, valorisées par des registrations suggestives qui nous permettent de lire les tribulations à grimoire ouvert : la mystérieuse introduction dans l’atelier, la pimpante arrivée du novice (1’16), la formule magique par laquelle celui-ci ordonne au balai d’aller puiser à la rivière (1’53), la mise en branle dudit balai (2’33), le ruissellement des seaux emplis (3’52), l’eau qui monte inexorablement et envahit les lieux (6’40), la panique du disciple (7’04) incapable d’inhiber le funeste cortège et qui fend le balai en espérant stopper sa turpitude (7’40), le manche gisant (7’57), ses deux moitiés qui se remobilisent (8’22/8’35), la formule vociférée mais impuissante (9’34), le tumulte redoublé, l’arrivée du vieux mage qui met fin à la catastrophe d’une voix claironnante (10’58), et enfin le soudain retour au calme initial (11’20).

On devine les heures passées à peaufiner le choix des sonorités, à réfléchir sur les phrasés et à caler la mise au point pour parvenir à des interprétations si fines et éloquentes. Dans une explicitation de la partition de Dukas, enregistrée à Genève en 1945, le maestro Ernest Ansermet résumait la morale qu’on peut tirer de la ballade allégorique de Goethe : « pour commander, il faut de l’autorité, à force de savoir et de pouvoir ; il faut être devenu un maître sorcier ». Tant pour la conception que l’exécution, on vérifiera dans ce CD combien la transcription est un empire dans lequel messieurs Vernet et Meckler, en passeurs aguerris, sont maîtres des lieux.

Son : 9 – Livret : 7 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

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