Van Eyck, le Jardin des Plaisirs par François Lazarevitch : la flûte solo butine en gourmet

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Jacob Van Eyck (c1590-1657) : Der Fluyten Lust-Hof (extraits). François Lazarevitch, flûtes traversières, musette. Juillet-août 2020. Livret en français et anglais. TT 72’56. Alpha 558

Dans l’interview du livret, François Lazarevitch se rappelle avoir découvert tout jeune le premier volume du Fluyten Lust-Hof, et ajoute : « trente-cinq ans plus tard, ce répertoire m’accompagne toujours aux côtés des solos de Bach père et fils et des Fantaisies de Telemann ». Cet emblématique recueil conserve la plus large collection pour un instrument à vent écrite par un seul compositeur. En l’occurrence Jacob Van Eyck, expert en art campanaire, dont la cécité développa l’oreille, et dont la science d’accordeur dépassa la notoriété de sa ville d’Utrecht. Outre ses activités de carillonneur, son talent de musicien s’étendait à la flûte : les autorités capitulaires de Sint-Jan le pressaient d’en jouer à l’entour de la cathédrale pour divertir les passants, et pour cela augmentèrent ses émoluments en 1649 alors que venaient de paraître les deux volumes du Fluyten Lust-Hof.

Dans son ensemble, le contenu musical n’était pas neuf mais s’approvisionnait à de célèbres mélodies de l’époque : airs de cour, danses (pavanes, allemandes, courantes, ballets…), aussi des psaumes en marge de la pratique habituelle du compositeur, ajoutés pour les besoins de la publication. Les investigations de la musicologue américaine Ruth van Baak Griffioen révélèrent en 1991 que la moitié des sources sont françaises, et un tiers proviennent d’Outre-Manche (notamment John Dowland), étant dit que la paternité reste parfois mouvante dans la mesure où certains airs, certains d’origine populaire, circulaient sous divers noms dans toute l’Europe. Le mélomane féru de la Renaissance prendra plaisir à les reconnaître sous la parure que leur accorde Van Eyck. Un jeu de pistes que facilitait Sébastien Marcq avec la complicité de Jill Feldman et Rolf Lislevand, inscrivant les pièces dans l’environnement qui les inspira (Astrée, 1996). Réciproquement, François Lazarevitch indique que ses albums avec les Musiciens de Saint-Julien lui permirent d’approfondir sa compréhension des mélodies travaillées par le Fluyten Lust-Hof. Parmi les quelque cent-cinquante pièces, deux tiers répondent au genre de la variation qui ne se limite pas aux ornementations, diminutions virtuoses et passagi, mais devient élaboration en soi. L’on trouve aussi deux Preludia (en tête de chaque volume), trois Fantaisies, et des formes spécifiques telles que la scène guerrière de la Batali, en sept sections figuratives.

La page-titre de l’édition de 1656 indique « voor alle konft lievers de fluit, blaes en allerley speel tuigh » laissant ouvert le choix de l’instrument. Chez le label Centaur (2002), Stefano Bet optait pour la traversière. Mais la flûte à bec est couramment élue, tels qu’en témoignent Marion Verbruggen en ses deux disques parus en 1993 et 1996 chez Harmonia Mundi, Dan Laurin pour son intégrale en neuf CD (Bis, 1999), et le coffret d’Erik Bosgraaf (Brilliant, 2006). Pour sa part, François Lazarevitch alterne ici flûtes à bec soprano ou alto, et principalement un large spectre (du treble au baritone) de cinq traversos récemment confectionnés (2005-2019) d’après modèles d’époque. Auxquels s’ajoute la musette pour Laura.

En vingt-deux plages, le programme bien rempli (73 minutes) comprend quelques stars du recueil. En exergue, un Praeludium d’une tension violonistique. La fameuse chanson Amarilli mia bella de Giulio Caccini que Van Eyck connaissait dans une adaptation publiée par l’Anversois Pierre Phalèse. Les rossignolades du Engels Nachtegaeltje. Fantasia & Echo dont les paliers dynamiques imitent peut-être les plans sonores de l’orgue, un procédé qu’illustra Sweelinck (1562-1621) et dont on trouve l’équivalent dialogué dans Malle Symen. La marche Prins Robberts Masco (allusion à Rupert du Rhin qui avait grandi à La Haye) dont les impressionnants dénivelés alimentent la polyphonie quasiment orchestrale, avant une conclusion véloce. Stil, stil een reys, que les amateurs du Terpsichore Musarum de Praetorius démasqueront d’emblée. Doen Daphne d’over schoone Maegh, une des plus appréciées de Van Eyck qui traita plusieurs fois les aventures de ce personnage mythologique.

L’anthologie multiplie les ambiances. Une tendre nostalgie s’invite par Blydschap van myn vliedt et Pavaen Lachrymae jouée en ses deux parties, ce qui porte l’ensemble à près de neuf minutes de mélancolie empruntée au luthiste anglais. Une émotion que prolonge Si vous me voules guerir, dont les blessures s’enchâssent dans une grave tessiture adéquatement choisie. À l’opposé, le tempérament s’affirme en des vignettes comme Bravade, ou le pétulant Boffons dont les intrépides séquences s’accommodent effectivement très bien à la flûte à bec. Le parcours inclut aussi des escapades folkloriques : parfums d’Écosse dans Een Schots Lietjen, et l’élancé Een Spaense Voys dont Erik Bosgraaf renforçait l’hispanité par un tambourin. On pourrait d’ailleurs regretter que l’interprétation n’ait suivi les légitimes intuitions de ce confrère qui s’accompagnait de guitare dans Boffons, ou les volte-face de Repicavan, non par coquetterie décorative mais comme soutien harmonique. On remarque l’absence de quelques favoris comme Onse Vader in Hemelryck, Silvester in de Morgenstont, ou Onder de Linde Groene

François Lazarevitch explique avoir enrichi son jeu par des agréments empruntés à divers traités selon les sensibilités nationales qui s’expriment en ces pages. Captée dans une acoustique précise mais sèche (l’ancien couvent de Bever), sous des micros cliniques, l’exécution brille par sa netteté et son autorité, parfois sévère ou intimidante. « Il nous livre ici un des enregistrements de musique ancienne les plus intègres que je connaisse. Et peut-être un des plus beaux dans sa simplicité » écrivait Jean-Paul Combet en introduction du CD Et la Fleur vole (Alpha, 2010). On pourrait appliquer ici le même constat d'ascèse : cette auscultation du « Jardin des plaisirs » incline davantage vers l’admiration que l’hédonisme. Plutôt que les fantasmes de Jérôme Bosch, trouverait-elle sa métaphore dans les parcs géométrisés par Le Nôtre ? En tout cas, par le choix du traverso, pour la maîtrise technique, cette exploration rejoint et complète dignement le sommet de la discographie.

Son : 8 – Livret : 7 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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