A la folie ou pas du tout ? Passionnément, d’André Messager

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André Messager (1853-1929) : Passionnément, comédie musicale en trois actes. Véronique Gens (Ketty Stevenson), Etienne Dupuis (Robert Perceval), Nicole Car (Julia), Eric Huchet (William Stevenson), Chantal Santon Jeffery (Hélène Le Barrois), Armando Noguera (Harris) ; Münchner Rundfunkorchester, direction : Stefan Blunier. 2020. Notices en français et en anglais. Livret complet en français avec traduction anglaise. 77.03. Un livre-CD Palazzetto Bru Zane BZ 1044.

Dans l’introduction à cette nouvelle production du Palazzetto Bru Zane, son directeur artistique Alexandre Dratwicki explique qu’en raison de la pandémie, le projet d’enregistrement de Déjanire de Saint-Saëns, prévu en décembre 2020, n’a pas été possible. L’imagination étant une chose bien partagée dans cette équipe, un autre projet a été mis sur pied, qui permettait de réduire l’effectif d’orchestre, supprimer le chœur, restreindre la durée du concert à moins d’une heure trente de musique, minimiser les morceaux d’ensemble entre chanteurs solistes, etc. C’est ainsi que Passionnément d’André Messager a pris place en vingt-huitième position de cette série de parutions, pour la plupart inédites, consacrées à l’opéra français. On ne boudera pas le plaisir ainsi procuré par ces trois actes bien troussés de Messager, au faîte de sa gloire de compositeur et de chef d’orchestre (son nom est lié pour toujours à la création de Pelléas et Mélisande de Debussy en 1902).

Messager revient à l’opérette dans les années 1920, genre qu’il a quelque peu délaissé depuis Véronique en 1898, trop occupé par ses fonctions de chef d’orchestre et les responsabilités qu’il a endossées dans plusieurs théâtres. Il a néanmoins donné Fortunio en 1907 et l’opéra-comique Monsieur Beaucaire en 1919, dont le succès le pousse à composer d’autres œuvres légères. En 1923, c’est L’Amour masqué sur un texte de Sacha Guitry. Trois ans plus tard, le 1er février 1926, Passionnément est créé à Paris, au Théâtre de la Michodière. Les paroles de cette comédie musicale du compositeur, élu à l’Institut depuis peu et auréolé de gloire, sont de la main de Maurice Hennequin (1863-1926) et d’André Willemetz (1887-1964). Né à Liège mais naturalisé français, Hennequin a travaillé notamment avec Georges Feydeau. Il se charge du livret. Quant au Parisien typique Albert Willemetz que Messager a rencontré chez Guitry, ami commun, il est l’auteur de centaines de chansons célèbres (Mon homme, Dans la vie faut pas s’en faire, Félicie aussi …), est ou sera le collaborateur d’Arthur Honegger, Maurice Yvain, Henri Christiné, Reynaldo Hahn, Vincent Scotto, Francis Lopez et bien d’autres. Il écrit les paroles des passages chantés ; c’est la garantie d’un produit de qualité. Ce librettiste est passé maître dans l’art du vaudeville, de la finesse et de la manière de faire passer les situations, parfois à la limite de la moralité, comme évidentes. En tout cas, ses comédies de mœurs plaisent au public. 

La première de Passionnément est un triomphe. Pour en raconter les détails, selon la bonne habitude de textes soignés et bien documentés qui accompagnent le CD, le Palazzetto Bru Zane reproduit d’intéressants articles de la presse du temps : un manuscrit de Roland-Manuel sur André Messager dont l’élégance sans sécheresse et la sensibilité sont soulignées, un autre sur la soirée de la création, et un troisième qui évoque André Willemetz au travail. La présentation de la partition et le synopsis sont signés par Christophe Mirambeau ; il s’agit ici de la reprise presque à l’identique des pages 458 à 469 de la biographie récente André Messager. Le passeur de siècle (Actes Sud/Palazzetto Bru Zane, 2018, à lire sans faute) de ce spécialiste du théâtre musical de divertissement de la fin du XIXe au milieu du XXe siècle. Remarquables pages qu’on découvrira avec un vif intérêt.

Comme cela avait été le cas, dans la même collection, pour Ô mon bel inconnu de Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, le livret entier est reproduit, ce qui permet d’apprécier, au-delà de la seule partie chantée enregistrée, cette amusante comédie. L’intrigue un peu alambiquée met en scène William Stevenson, un millionnaire américain, puritain et adepte de la prohibition, autour duquel va s’élaborer une histoire de vente de terrains de pétrole et d’intrigues amoureuses. Le premier acte se déroule sur son yacht commandé par le capitaine Harris. Trois femmes interviennent : l’épouse et ex-star de théâtre Kitty, la femme de chambre, Julia, délurée et avide de connaître les frissons de l’amour et Hélène, la maîtresse du Français Perceval qui doit conclure l’affaire avec Stevenson. Déguisements (perruque blanche, lunettes bleues), fausse identité et confusions diverses vont animer l’action qui se déroule dans la Villa des Roses à partir du deuxième acte. Les quiproquos suivront. En fin de compte, et avec une complaisance dont on goûtera la saveur, les couples, qui ne sont plus nécessairement ceux du début, pourront vivre leur amour « passionnément ». Il faut découvrir dans toutes ses péripéties le contenu de cette pochade à la moralité relative : nous sommes dans le domaine de la fantaisie, et rien n’y est interdit. Pour le plus grand plaisir du spectateur !

La partition, dont la partie musicale atteint les 70 minutes, est construite sur des chansons courtes, dans un contexte léger, bien enlevé et d’une indiscutable fraîcheur. Les mélodies sont agréables, les airs tournés comme il convient. Messager est inspiré et utilise avec fluidité un orchestre réduit. Deux flûtes, un hautbois, deux clarinettes, un basson, deux cors et un piano ajoutent leurs couleurs à une quinzaine de cordes, dans un climat décontracté qui ne demande pas de prise de tête. Tout est charmant, séduisant, enjôleur et bon enfant. Un moment de plaisir garanti. D’autant plus que la distribution vocale est soignée, et met en valeur un lyrisme immédiatement séducteur. 

L’infatigable Véronique Gens, qui accumule les rôles les plus divers, est la parfaite épouse Ketty. Déguisée, elle va céder aux avances de Perceval, incarné par l’attirant et élégant Etienne Dupuis ; elle obtiendra le divorce d’un William Stevenson complaisant, campé idéalement par Eric Huchet. Nicole Car est la femme de chambre Julia, rouée et quelque peu effrontée, mais fidèle à Ketty. A la création, une toute jeune femme d’à peine vingt ans tenait ce rôle qui allait lancer sa carrière. C’était Denise Grey, qui sera en 1980 l’adorable arrière-grand-mère de l’adolescente de treize ans, incarnée par Sophie Marceau dans le film La Boum. Moins gâtée en termes de présence, la maîtresse jalouse, Hélène, incarnée par Chantal Santon Jeffery n’a que trois airs, un par acte, mais ils sont délicieusement rendus. Le bref rôle du capitaine Harris est tenu avec soin par Armando Noguera. 

A la tête d’un Rundfunkorchester de Munich qui a saisi toute la portée de l’esprit joyeux de la partition, le chef suisse Stefan Blunier (°1964), apporte la touche de fantaisie qui fait de cette œuvre un nouveau fleuron de la collection du Bru Zane, gravé lors d’un live réalisé au Prinzregententheater les 11, 12 et 13 décembre 2020. On se délecte avec les couplets, les trios, les duetti, les ensembles et les chansons du meilleur effet. Il a existé une version de Passionnément avec, entre autres, Lina Dachary et Aimé Doriat, sous la direction Jean-Paul Kreder (2 CD Musidisc, en 1994, avec des extraits des P’tites Michu). La soprano Mathé Altéry, vedette de comédies musicales, a aussi chanté des extraits sur disque pour Pathé à la fin des années 1950. Mais la présente édition éclipse ces anciens témoignages et ressuscite, dans d’excellentes conditions, un bien agréable moment de plaisir de l’entre-deux-guerres.

Son : 9  Livret : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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