Wilhelm Backhaus, la maturité de l’entre-deux-guerres

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Early Recordings 1927-1939. Concertos, sonates et pages pour piano de Ludwig van Beethoven (1770-1827) et de Johannes Brahms (1833-1897). Wilhelm Backhaus, piano ; BBC Symphony Orchestra, direction Sir Adrian Boult ; Staatskapelle Dresden, direction Karl Böhm ; London Symphony Orchestra et Royal Albert Hall Orchestra, direction Sir Landon Ronald. 1927-1939. Notice : illustrations. 344’ 00’’. Un coffret de cinq CD Profil Hänssler PH23001. 

Né à Leipzig le 26 mars 1884, Wilhelm Backhaus suit l’enseignement du Conservatoire local jusqu’en 1898, moment où il part pour Francfort où il va se perfectionner auprès d’Eugen d’Albert, qui a reçu des leçons de Liszt et est un remarquable interprète de Beethoven. Une rencontre a déjà marqué le jeune homme : en 1895, il a été mis en présence de Johannes Brahms qui lui a laissé une dédicace. L’année suivante, Arthur Nikisch fera de même en l’entendant jouer Bach (ces deux documents sont reproduits dans le coffret). Brahms sera, avec Beethoven, celui qu’il servira le plus. Nommé à vingt ans professeur à Manchester, où il demeurera trente-six mois, il est lauréat du Prix Anton Rubinstein à Paris. Il entame alors une grande carrière internationale de soliste. En 1930, il se fixe à Lugano ; il deviendra citoyen suisse. Très vite, il a pu enregistrer ; en 1910, il est le premier à graver intégralement un concerto pour piano, celui de Grieg. La longévité de sa carrière (il est décédé en 1969) lui permettra de connaîtra les diverses étapes de l’histoire du disque avant l’apparition du CD. Il laisse une copieuse discographie, au sommet de laquelle trônent Beethoven et Brahms, mais aussi Bach, Mendelssohn, Chopin, Liszt, Schumann… Très largement diffusé et réédité (Decca, Andante, Orfeo, Music and Arts, Testament, Membran…), son legs a déjà bénéficié chez Profil Hänssler d’un coffret de dix CD (2021) qui proposait une sélection de pages gravées entre 1908 et 1961. Cette fois, le champ temporel est circonscrit aux treize années d’avant la Seconde Guerre mondiale et aux deux compositeurs que le virtuose a privilégiés. Il s’agit d’enregistrements provenant des archives HMV.

Deux CD pour Beethoven, dont les quatrième (25.1.1929 et 12/13.3.1930) et cinquième (27.1.1927) concertos, chaque fois menés par Sir Landon Ronald, un chef chevronné, à la tête de deux formations londoniennes. Le Cinquième, le plus ancien chronologiquement gravé, a toujours figuré dans le peloton de tête des références de l’œuvre, pour l’agile puissance que Backhaus lui insuffle, mais aussi pour cette liberté équilibrée qui respecte la partition, qualités que l’on retrouvera lorsque le pianiste s’en emparera pour Decca avec la Philharmonie de Vienne, avec Clemens Krauss (1952) ou Hans Schmidt-Isserstedt (1958), autres brillantes visions. Le lendemain du Cinquième, le 28 janvier 1927, Backhaus enregistre la Sonate n° 8 « Pathétique », leçon de rigoureuse expressivité, qui sera jointe aux 78 Tours du concerto. Le Quatrième de 1929/30, gravé lui aussi plus tard avec les mêmes chefs, est sans effets, d’une enthousiaste pureté de style que l’on peut préférer à la version avec Vienne. Autres pépites beethoveniennes, les Sonates n° 14 « Clair de lune » (6 et 8 novembre 1934), n° 26 « Les Adieux » (mêmes dates) et n° 32 (13 mai 1934). La sonorité est superbe, à chaque fois, elle est charnue et éloquente, en particulier dans l’opus 111, qui ajoute une clarté sidérante à un discours tout en projection. Du Beethoven au plus haut degré, indémodable, que l’on pourra trouver sévère, mais dont les moments de ces Early Recordings préfigurent le sommet absolu que sera l’intégrale des 32 sonates des années 1950 pour Decca. 

L’admiration est tout aussi totale à l’audition des trois CD Brahms. Avec les deux concertos pour commencer. Si le premier, l’opus 15, bénéficie en novembre 1932 du partenariat du BBC Symphony Orchestra mené avec grandeur par le brahmsien de premier plan que fut Sir Adrian Boult (il faut réécouter les quatre symphonies par ce chef de génie), on pourra lui préférer, pour un zeste de complicité, Vienne et Karl Böhm (Decca, 1953). Par contre, l’opus 83, avec la Staatskapelle de Dresde et déjà Böhm, figure au panthéon de la discographie. On a crié au miracle lorsque EMI Références l’a fait redécouvrir dans sa série de la décennie 1990. Tout est juste dans cette gravure de juin 1939 : il s’agit, ici, non plus de complicité, mais d’une perfection de synergies, à travers une lecture au splendide phrasé, dans un contexte où l’équilibre est généreux et épanoui. Une référence qui compte plus de quatre-vingts ans d’âge et que peu de versions, Sviatoslav Richter avec Leinsdorf excepté, ont réussi à approcher. 

D’autres merveilles brahmsiennes, pour piano seul, viennent s’ajouter, offrant un vaste panorama d’un corpus que Backhaus sert avec une profondeur, une palette de couleurs et une expressivité sans cesse renouvelée. Tout est à thésauriser, depuis les pages enregistrées en 1929 (Variations sur un thème de Paganini), en 1932 (Ballades op. 10, Rhapsodies op. 79, Pièces op. 76 et op. 118) ou en 1936 (Variations sur un thème original op. 21, Valses op. 39, extraits des Fantaisies op. 116, Intermezzi op. 117 et Pièces op. 119). De cet ensemble éloquent, on savourera plus précisément les Six Pièces de l’opus 118 (5 décembre 1932), avec une prise de risques au niveau d’un tempo très vif, que l’on constatera dans d’autres Brahms de cette période où Backhaus, proche de la cinquantaine épanouie, est dans la plénitude de son jeu. Et l’on s’extasiera devant les Ballades (même date), bijoux de finesse et de pure intensité.

On ne se laissera pas piéger par l’intitulé du coffret, car « Early Recordings » ne signifie pas qu’il s’agit de gravures effectuées par un jeune pianiste au talent prometteur, mais bien d’enregistrements d’un virtuose à la maturité vertigineuse. Ce regroupement de témoignages des années 1927 à 1939 salue un artiste au sujet duquel André Tubeuf a écrit un jour qu’il « enregistrait beaucoup, mais qu’il a bien enregistré ». Dont acte, preuves à l’appui. Si le présent objet ne bénéficie pas de texte d’’accompagnement, on est heureux de découvrir à la place, en plus des dédicaces de Brahms et de Nikisch, la reproduction de deux envois signés, l’un par Moritz Rosenthal en 1925 « à son cher et hautement estimé collègue, en souvenir amical », et l’autre par Serge Rachmaninov, en 1922, « en honneur à Wilhelm Backhaus ». Deux caricatures et trois photographies en noir et blanc sont jointes. La remastérisation a été soignée et permet une écoute de qualité, en dehors de quelques grésillements, vite oubliés, dans le Concerto n° 2 de Brahms.

Son : 7  Notice : 5  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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