Quand le Lied coule de source

par

JOKERRichard STRAUSS (1870-1948)
Intégrale des Lieder avec piano
Anja-Nina BAHRMANN, soprano, Juliane BANSE, soprano, Christoph BERNER, piano, Michelle BREEDT, mezzo-soprano, Jeongkon CHOI, ténor, Markus EICHE, baryton, Christian ELSNER, ténor, Christoph ESS, cor solo, Brigitte FASSBAENDER, mezzo-soprano, Brenden GUNNELL, ténor, Burkhard KEHRING, piano, Lucian KRASZNEC, ténor, Christiane LIBOR, soprano, Malcolm MARTINEAU, piano, Andreas MATTERSBERGER, basse, Martin MITTERUTZNER, ténor, Wolfram RIEGER, piano, Eduard SCHÖNACH, trompette, Nina SCHUMANN, piano, Anke VONDUNG, mezz-soprano, Manuel WALSER, baryton, Yamei YU, violon solo
2014-DDD-9 CD-présentation, livret et textes en anglais et allemand-chanté en allemand-TwoPianists TP 1039312

Voici de toute évidence une réalisation exemplaire -comme savent souvent si bien le faire les Allemands (enregistré à Garmish-Partenkirchen en novembre 2013). En neuf disques généreux dépassant largement les 60', présentés dans un coffret devenant une galerie de portraits, chaque pochette étant illustrée par une photo de Richard Strauss contemporaine des œuvres présentées, voici réunies les 183 mélodies du dernier héros du Lied ; du plus haut niveau. Tout ici reflète l'intelligence de la vision globale : ample documentation sur les œuvres ; leur texte en allemand avec traduction anglaise ; une chronologie respectée scrupuleusement. Plus encore : une attention particulière dans les distributions : on perçoit bien que les interprètes ont été choisis en fonction, certes, de leur talent mais, surtout, selon leurs affinités de timbre, de caractère, de sensibilité. Le résultat est exceptionnel-à quelques très rares exceptions près où la voix d'une jeune basse semble un peu courte. Mais on a été jusqu'à confier à un excellent jeune ténor coréen, grand prix de la société Richard Strauss (Jeongkon Choi) le recueil de poèmes persans d'Hafiz et de la « Chinesische Flöte » dans le CD 9. Cette entreprise met en évidence un phénomène rare : le Lied coule dans les veines du compositeur aussi nécessairement que le sang. Et cette grande circulation vitale s'épanche le plus naturellement du monde tout au long de sa vie. Pas un exercice, plus qu'un journal intime, un phénomène spontané. Saisissant ! Car du premier « Weinachtslied » composée à 6 ans jusqu'au dernier « Malven » achevé 10 mois avant sa mort à l'âge de 85 ans, sa vie fut longue, accidentée, prolifique. Alors, dans cet immense massif de musique il y a -forcément!- du bon et du moins bon : ici, on citera, à regret, un genre très en faveur en pays germaniques (le mélodrame) mais qui ne s'est vraiment jamais acclimaté en France -les 71 minutes d'Enoch Arden (traduit par Adolf Strodtmann à partir du poème de Lord Tennyson) secrètent un ennui aussi puissant que redoutable en dépit des quelques interventions de Brigitte Fassbaender qui, malgré son immense talent, n'arrive pas à faire lever la pâte (volume 4). Mais le reste est remarquable, et, souvent même éblouissant. Il est d'ailleurs très intéressant de saisir ça et là l'écho des grandes compositions à l’œuvre mais également de suivre la pensée de Richard Strauss à travers les poètes choisis. S'il ne fait que quatre emprunts au « Knaben Wunderhorn » et deux à des Lieder populaires alsaciens, certains auteurs sont parfois curieusement sollicités à de nombreuses reprises : ainsi des membres de « L'Ecole de Munich » tels que Dahn (8 fois), Schack (16 fois!) -mais jamais Ringelnatz, sans doute trop... sarcastique. Parmi les « grands » romantiques ou pré-romantiques, une attention spéciale est portée à Uhland (10 fois) Rückert (12), Heine (9). Captivant aussi de constater que, salué en tout début de carrière, Goethe (15 poèmes en tout) sera surtout sollicité après 1903, tout comme Brentano, après 1918. D'autres poètes n'ont été retenus qu'une seule fois- soit par manque d'affinités, soit parce qu'amis ou connaissances du compositeur (cas de Bodraum, Körner, Freilichgrath...). Enfin on remarquera que la muse de Strauss flirte parfois ouvertement avec un certain kitsch ; nombre aussi répètent inlassablement le même vers... mais l'on sait que le goût allemand ne porte guère à la litote. Il reste que ce coffret contribue d'une manière tout à fait exceptionnelle à la connaissance de celui qui ne fut pas seulement un chef de légende, le compositeur des grands opéras partout joués aujourd'hui dans le monde mais aussi un génial maître du Lied.
Bénédicte Palaux Simonnet

 

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