Nicholas Collon et The Dream of Gerontius : pour la plus grande gloire d’Elgar

par

Sir Edward Elgar (1857-1934) : The Dream of Gerontius op. 38, pour trois voix, chœurs et orchestre. Christine Rice, mezzo-soprano ; John Findon, ténor ; Roderick Williams, baryton ; Helsinki Music Centre Choir ; Cambridge University Symphony Chorus ; Dominante ; Helsinki Chamber Choir ; Alumni of the Choir of Clare College, Cambridge ; Orchestre symphonique de la Radio finlandaise, direction Nicholas Collon. 2024. Notice en anglais et en finnois, textes chantés reproduits, sans traduction. 91’ 20’’. Ondine ODE 1451-2D. 

Lorsque The Dream of Gerontius est créé sur commande du festival triennal de Birmingham, Elgar compte déjà à son actif plusieurs œuvres de dimension destinées à des forces chorales et orchestrales, dont certaines avec solistes du chant : The Black Knight, Scenes from Bavarian Highlands, The Light of Life, King Olaf, The Banner of St George et Caractacus, toutes composées au cours de la décennie 1890. Elgar couronnera la dernière année du siècle victorien par ses magistrales Variations Enigma pour orchestre ; il est en pleine possession de sa force créatrice. Placée sous la direction de Hans Richter, la première de The Dream of Gerontius, le 3 octobre 1900, est cependant accueillie à Birmingham de façon mitigée, en raison d’une distribution défaillante. Mais au cours des deux années suivantes, l’oratorio, dirigé par Julius Buths, triomphe, traduit en allemand, dans un autre festival, à Düsseldorf, dont la codirection est assurée par Richard Strauss. Celui-ci déclare être impressionné par la puissance expressive de la partition. Le succès ne se démentira plus.

Elgar, qui est de religion catholique romaine dans un pays anglican, s’inspire d’un poème mystico-dramatique du cardinal John Henry Newman (1801-1890), théologien et christologue, figure charismatique majeure du catholicisme en Angleterre au XIXe siècle et musicien amateur, qui sera canonisé en 2019 par le pape François. The Dream of Gerontius est une fresque, vaste et intime à la fois, en deux parties, pour trois solistes, chœurs et orchestre, centrée sur le voyage de l’âme après la mort. La première partie montre le vieillard Gerontius (ténor) au cours de son processus vers son décès, moment traversé par l’angoisse, l’accablement et le tourment, mais aussi par la volonté de combattre le destin jusqu’au bout, puis par la résignation et le réconfort de la foi, répétée avec force dans le Sanctus fortis. Des amis à son chevet prient et tentent de l’apaiser, un Prêtre (baryton) l’assiste. Dans la seconde partie, l’Ange (mezzo-soprano) est chargé de conduire l’âme de Gerontius jusqu’à Dieu. Un dialogue intense s’engage avec l’Ange, empreint de subtile compassion et de réconfort, mais aussi de rencontre troublante avec des démons sarcastiques. L’apparition de Dieu, moment-clé de l’œuvre, est initiée par l’Ange de l’Agonie (baryton) ; l’âme de Gérontius se lamente et prend conscience qu’elle n’est pas encore digne du Ciel. L’Ange la conduit au Purgatoire en lui laissant un doux et tendre espoir de le retrouver bientôt.  

Dans un mélange de tradition chorale anglaise maniée avec dextérité et de style wagnérien (dans un esprit parfois proche de Parsifal), avec utilisation de leitmotivs qui assurent  une continuité narrative, Elgar signe une œuvre d’une grande élévation poétique et spirituelle, ponctuée par de nombreuses interventions chorales solennelles et servie par une orchestration remarquable et riche, orgue  y compris, avec des couleurs limpides et nuancées et des passages quasi extatiques, mais aussi des tutti grandioses, le plus prenant étant celui de la courte apparition de l’âme de Gerontius devant Dieu. Elgar, qui crée un univers d’atmosphère musicale différente dans chaque partie, était conscient de la valeur de son oratorio. En août 1900, il reprendra à son compte, à la fin de la partition autographe, une citation du recueil Sesame and Lilies du poète John Ruskin, décédé à 80 ans au début de la même année : Ceci est le meilleur de moi-même ; pour le reste, j’ai mangé et bu, dormi, aimé, haï comme tout un chacun ; ma vie s’est évaporée et n’est plus, mais voici ce que j’ai vu et ce que je sais :  plus que tout de moi, cela seul est digne de souvenir.

La discographie de The Dream of Gerontius est riche en gravures de qualité. Dès 1927, Elgar en enregistrait lui-même des extraits en public pour une durée totale de plus de cinquante minutes, avec les forces du Royal Albert Hall et la soprano Margaret Balfour, remarquable dans le rôle de l’Ange, puis avec le London Symphony. On découvre ce précieux document dans le premier des trois coffrets de The Elgar Edition, publiée par EMI en 1992. Des chefs britanniques ont, en toute logique, pris le relais à intervalles réguliers et d’excellente façon : Sir John Barbirolli (Warner), Sir Malcolm Sargent (Testament), Benjamin Britten (Decca, avec Yvonne Minton, Peter Pears et John Shirley-Quirk), Andrew Davis ou Richard Hickox (tous deux chez Chandos), Sir Mark Elder (Hallé) ; Paul Mc Creesh en a proposé récemment une version sur instruments d’époque (Signum). On n’oubliera pas non plus l’incroyable témoignage, exalté, laissé par Evgeni Svetlanov lors de la création de l’œuvre en Union soviétique. Ce chef emblématique était un admirateur d’Elgar ; à Moscou, le 21 avril 1983, à la tête de l’Orchestre symphonique d’État d’URSS, il réussit le tour de force d’inscrire à l’affiche de ce concert public le Chœur Symphonique de Londres (préparé par Richard Hickox), et les voix d’Arthur Davies (magnifique en Gerontius), Felicity Palmer et Norman Bailey (Melodiya, 2014). C’est à connaître, absolument, pour la puissance et la démesure qui se dégage de cette vision hors normes. Mais c’est sans doute la version de Sir Adrian Boult, gravée pour EMI en 1975, qui s’impose, avec le New Philharmonia Orchestra, le John Alldis Choir, et les prestations d’une haute élévation de Nicolai Gedda, Helen Watts et Robert Lloyd ; en complément, argument de taille, on trouve The Music Makers op. 69, avec une incomparable Janet Baker.

La nouvelle version Ondine, captée en public à Helsinki le 5 avril 2024, se situe elle aussi à un très bon niveau. Les trois solistes rivalisent de spiritualité immatérielle. Christine Rice est un Ange bienveillant et rassurant, consolateur et plein de compassion, sa voix de mezzo-soprano se révélant d’une belle limpidité. Dans le rôle plus bref de l’autre Ange, celui de l’Agonie, le baryton Roderick Williams a les accents mystérieux qui conviennent ; c’est lui qui assure aussi l’intervention du Prêtre à la fin de la première partie. Le ténor John Findon incarne Gerontius, puis son âme, avec toute l’émotion des divers états d’esprit sollicités. Il apporte à ce personnage, dont on partage le parcours initiatique, une dimension très touchante. La prestation des chœurs, venus d’horizons britanniques et finlandais, est globalement soignée. L’Orchestre de la Radio finlandaise, que le Londonien Nicholas Collon (°1983), son directeur musical depuis 2021, mène avec une élégante ferveur, montre un bel investissement. Voilà une version moderne séduisante, qui n’efface pas les références signalées, mais qui mérite un détour attentif.       

Son : 8,5    Notice : 9    Répertoire : 10    Interprétation : 9

Jean Lacroix

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.