A Genève, un Don Carlos visuellement affligeant 

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‘Jeux de pouvoir’, tel est le titre que comporte la saison 2023-2024 du Grand-Théâtre de Genève. Et le spectacle d’ouverture en est le Don Carlos de Giuseppe Verdi dans la version originale française en cinq actes, créée à l’Opéra de Paris, Salle Le Peletier le 11 mars 1867 mais ne remportant qu’un succès d’estime.

D’un cycle « grand opéra » entrepris il y a deux ans avec Les Huguenots de Meyerbeer suivi de La Juive d’Halévy, Don Carlos est le troisième volet. Marc Minkowski qui les a dirigés se jette à corps perdu dans cet ouvrage complexe en utilisant la partition avec laquelle Verdi a commencé les répétitions en 1867. Mais il laisse de côté une large part du Ballet de la Reine, La Peregrina, ainsi que le lamento de Philippe II « Qui me rendra ce mort » et utilise pour l’acte II une version ultérieure de la scène en duo entre le monarque et Rodrigue, Marquis de Posa. A la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande et du Chœur élargi du Grand-Théâtre de Genève (préparé remarquablement par Alan Woodbridge), il transpire sang et eau afin de créer une tension dramatique tout au long de cette vasque fresque. Mais le soir de la première, sa lecture manque d’un galbe sonore accentuant les contrastes et semble quelque peu brouillonne.

Quelle force d’expression possède le livret français élaboré par Joseph Méry et Camille Du Locle par rapport au remaniement italien d’Angelo Zanardini édulcorant la virulence des scènes opposant Philippe II à Rodrigue et au Grand Inquisiteur !

Et c’est sur ce texte, projeté à l’avant scène et sur les parois latérales, que se concentre le spectateur du Grand-Théâtre, tant la mise en scène de Lydia Steier est pitoyable. En ses grandes lignes, Don Carlos évoque la France décimée par la guerre et l’Espagne sinistre du milieu du XVIe siècle, alors qu’ici, nous sommes confrontés à une entrée de palais désaffecté que la populace envahit pour assister à la pendaison d’un pauvre diable portant autour du cou le mot « traître » sur une plaquette. Spectateur, oublie le fait qu’en la forêt de Fontainebleau, les bûcherons prient pour que les hostilités avec l’Espagne prennent fin… Car, dans le programme, la régisseur (régisseuse ?), flanquée de son scénographe et vidéaste Momme Hinrichs et de sa costumière Ursula Kudrna, nous explique que, à eux trois, ils ont essayé de trouver des temps et des lieux comportant une esthétique forte, soit l’URSS vers la fin de Staline et l’Allemagne de l’Est. Donc foin d’un roi et de son inquisiteur, contente-toi du petit père des peuples et de Lénine placardés sur les murs ! 

Que de pendaisons dans cette relecture, idée fixe qui hante Lydia Steier, au point d’accrocher une série de pauvres bougres au gigantesque lustre surplombant le plateau du pseudo-autodafé, ou même de passer la corde au cou de la Reine et de l’Infant au tableau final ! Et le souverain en vient à caresser ce bébé en celluloïd auquel a donné naissance sa malheureuse épouse en dansant la tyrolienne dans des accoutrements grotesques (atroce complet-veston gris avec gilet, énorme robe à panier noire la rapprochant de la méchante Reine de cœur dans Alice au pays des merveilles selon Walt Disney). Dans le bordel en tons fluo qui remplace le bal costumé du troisième acte, Eboli se métamorphose en Chevalier d’Eon, tandis que Posa, en complet à carreaux « scottish style », semble s’y être égaré comme un Philéas Fogg entraînant à sa suite les émissaires flamands qui s’habillent chez le même tailleur. Dans la prison où est enfermé Carlos, le cœur de Rodrigue se soulève de dégoût face à cette geôle où la tête du grabat jouxte la cuvette des WC… Sordide, quand tu nous tiens ! Et, finalement, de ce fatras, ressortent à peu près indemnes l’Inquisiteur cacochyme en chaise roulante et l’Infant, fringant de jeunesse en chemise à col ouvert et complet satiné. 

Et c’est effectivement vers lui que se porte l’intérêt, car le ténor newyorkais Charles Castronovo réussit à lui conférer la dimension de véritable protagoniste de l’ouvrage par l’élégance du phrasé qui lui permet les contrastes d’expression en un timbre corsé qui va de pair avec l’incarnation pathétique. Face à lui, Rachel Willis Sorensen est une Elisabeth de Valois qui peine à trouver ses marques dans une émission trop tendue qui rigidifie la ligne de chant jusqu’au début du troisième acte où finissent par affleurer les grands moyens d’un lirico spinto dans les adieux à sa dame d’honneur puis dans sa scène du dernier tableau « Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde ». Par son imposante stature, Dmitry Ulyanov campe un Philippe II faisant illusion, théâtralement parlant, à défaut d’en avoir la grandeur musicale. En cinquante ans de fréquentation des théâtres lyriques, ayant eu la chance d’avoir vu en scène les mémorables incarnations d’un Boris Christoff, d’un Nicolai Ghiaurov, je n’ai jamais entendu une basse interpréter aussi mal le sublime monologue « Elle ne m’aime pas ! », piétinant la ligne vocale et annihilant totalement l’intime désarroi d’un monarque désabusé. La Princesse Eboli d’Eve-Maud Hubeaux est encore un peu verte pour les mélismes de la Chanson du voile à l’intonation erratique et le redoutable « Ô don fatal et détesté » où elle se mue en virago glapissante. Stéphane Degout produit une impression similaire avec un Rodrigue au timbre rêche que la maturité assouplira en lui prêtant une patine plus onctueuse ; mais l’intrépidité du personnage égale sa grandeur d’âme. La basse chinoise Liang Li campe un Inquisiteur cadavérique qui se veut menaçant, même s’il ne possède pas l’extrême grave de la tessiture. Par contre, William Meinert a l’autorité du Moine ressuscitant le spectre de Charles-Quint, Julien Henric, la dignité du Comte de Lerme. Ena Pongrac est un Page qui s’empêtre dans ses premières répliques atrocement acides, Giulia Bolcato, une voix céleste mal assurée. Par contre le groupuscule des Députés flamands est bien défendu par Raphaël Hardmeyer, Benjamin Molonfalean, Joé Bertili, Edwin Kaye, Marc Mazuir et Timothée Varon.

Au sortir du théâtre, en ne songeant qu’à la musique, l’on ne peut qu’avoir une admiration sans borne pour ce chef-d’œuvre si innovateur dans sa conception d’origine !

Paul-André Demierre

Genève, Grand-Théâtre, le 15 septembre 2023

Crédits photographiques : Magali Dougados

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