Alexis Kossenko, Rameau, Walckiers et la passion du patrimoine musical

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Alexis Kossenko est au pupitre d’une distribution d’exception, du Choeur de Chambre de Namur et de ses musiciens de l’orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Écurie pour une intégrale de Zoroastre, tragédie de Jean-Philippe Rameau dans sa version originale de 1749. Cette parution est l’occasion d’échanger avec ce musicien passionné et passionnant. 

Votre nouvel enregistrement est consacré au Zoroastre de Rameau. Qu’est-ce qui vous a orienté vers cette partition après Achante et Céphise que vous aviez précédemment enregistrés ?

Tout  d’abord, mon amour inconditionnel pour Rameau, dont le langage m’est désormais familier... même si je suis toujours émerveillé et abasourdi par son audace, son inépuisable invention. D’une manière plus large, dans le cadre de notre partenariat avec le Centre  de Musique de Baroque de Versailles, nous avons réfléchi aux ouvrages à aborder tout au long de notre résidence ; œuvres qui me tiennent à cœur bien sûr, mais aussi pour une bonne part celles qui attendent dans l'ombre leur résurrection. C’était le cas d'Achante et Céphise,  ce sera le cas du Carnaval du Parnasse de Mondonville en mars prochain. En ce qui concerne Zoroastre, la situation est assez différente : le titre est bien connu, l’ouvrage a été enregistré plusieurs fois… mais toujours dans sa seconde version,  celle de 1756. La partition de la création en 1749 restait donc à découvrir ! De plus, après Achante et Céphise qui est une Pastorale Héroïque (dont dénuée d’action, certes), je souhaitais aborder une vraie tragédie lyrique -genre dans lequel Rameau aiguise à l’extrême son efficacité dramatique. 

Quelles  sont les spécificités de Zoroastre dans l'œuvre de Rameau ?  

Zoroastre a une particularité importante dans l'œuvre de Rameau : c’est le premier ouvrage à supprimer le prologue, cet acte avant l’acte dont la fonction était, à l’origine, de rendre hommage au roi. Dans l’histoire des prologues, on peut trouver toutes les nuances, bien sûr : on peut se rappeler le « Louis, Louis, Louis… est le plus grand des rois » très flagorneur (et un rien ironique ?) de Charpentier dans Le Malade Imaginaire (Molière essayait sans doute de rentrer en grâce auprès de Roi après sa brouille avec Lully). Certains compositeurs y explicitent un parallèle flatteur entre le monarque et le héros de la tragédie ; d'autres ont habilement réussi une mise en abîme justifiant le spectacle ; certains, enfin, s’émancipent quelque peu de leur devoir envers le roi et en  font un acte introductif déjà lié à la trame dramatique. Dans Zoroastre, on entre de plain-pied dans l’action ; Cahuzac nous avertit que l’ouverture, qui dépeint le combat du Bien contre le Mal, « tient lieu de prologue ». Cette rupture avec l’usage établira  bientôt un nouveau modèle. Il est amusant de constater que deux ans plus tard, avec Achante et Céphise dont le prétexte était une naissance royale, il fera un petit pas en arrière en plaçant l’éloge au roi « Vive la race de nos rois »... dans le choeur final!

De plus, on note l’abandon des sujets médiévaux ou antiques au profit d’un intérêt pour les intrigues évoquant l’orient -souvent reflétées par des noms en Z : Zoroastre, Zaïs, Zélide, Zélidie, Zaïde, Zémire, Zélisca, Zélindor, Zulima, etc… 

Enfin, une caractéristique de l'œuvre est d’être éminemment influencée par les idées maçonniques -elle est même assez manichéenne. La destinée du prophète Zoroastre (Zarathoustra) est de sauver le monde et « d’éclairer l’univers » en dépit d’ailleurs des réticences d’un peuple résigné à vivre en esclavage*. Rameau travaille avec art l’idée de lumière, allant jusqu’à l’éblouissement surnaturel provoqué par la modulation, sans préparation, de sol majeur à mi majeur. Mais je soupçonne que c’est dans l’évocation des scènes maléfiques, d’une durée et d’une intensité exceptionnelles, qu’il prend le plus de plaisir. Les enchaînements serrés de récits, airs, danses et choeur de l’Acte IV, du sacrifice jusqu’à la danse de victoire des troupes d’Abramane, qui mène instruments et voix au bord de la rupture dans un rythme infernal, est un enivrant tourbillon aussi sadique que jubilatoire. 

Ce  nouvel enregistrement est, comme le souligne la notice de présentation, une recréation de la version originale de 1749. Quelles sont les caractéristiques de cette version originale par rapport à la version plus connue de 1756 ? 

Dans la version originale, l’intrigue amoureuse est assez secondaire ; c’est le combat de la Lumière contre les Ténèbres, l’aspect philosophique, l’aspect moral, qui absorbe toute l’énergie du librettiste et du compositeur. L’essentiel des reproches que l’on fit  aux auteurs portait là-dessus, et c'est ce point qu’ils s’attacheront à corriger dans les remaniements de 1756, en donnant plus de substances aux personnages, notamment féminins : Amélite, et surtout Erinice. Il faut cependant considérer ce défaut sous deux angles, et le relativiser : tout d’abord celui de l’audace, car je trouve justement intéressant, et fort peu consensuel, de faire passer la philosophie avant la romance -et on a tout de même de sublimes duos d’amour entre Amélite et Zoroastre ! Et puis, ce que le  disque ou la version de concert nous font oublier, c’est que tout l’Acte IV tourne autour d’Erinice, même si elle se tait -les nombreuses didascalies laissent imaginer que ces scènes peuvent être d’une incroyable efficacité théâtrale, justement parce qu’elle  est là, forte d’une présence d’autant plus brûlante pendant le sacrifice qu’elle est muette, tandis que la Vengeance et les forces obscures lui offrent un sabbat digne d’un film d’horreur. 

Le public, qui avait aussi besoin de temps pour digérer cette somme de nouveautés, fera honneur à la version de 1756 ; c’est une des raisons qui ont conduit les interprètes modernes à préférer cette version. Ça peut se discuter, comme on voit ! Et de toutes  façons, avec trois actes sur cinq entièrement refaits, il y avait une telle quantité de musique géniale inédite qu’on n’avait pas le droit de la laisser dans l’ombre.  

Avez-vous  d’autres partitions de Rameau en vue pour des concerts ou des enregistrements ? 

Bien  sûr ! Chaque ouvrage de ce personnage génial me fascine. Dans son entièreté dramatique comme dans le moindre détail de prosodie, d’harmonie, d’ornement, d’orchestration, il est visionnaire. On attendra parfois deux siècles pour réentendre les climats qu’il  imagine au milieu du XVIIIe siècle, et que l’on a peine, parfois, à rattacher à cette époque. Je me jetterais avec gourmandise sur chaque ouvrage que l’on me proposerais de diriger ! Mais ce qui est sûr, c’est que nous allons faire Dardanus (version 1760) en concert, et reprendre les Paladins dans la mise en scène enchantée, loufoque et poétique de François de Carpentries et Karine Van Hercke, que j’avais créé à Oldenburg ; j’ai un amour tout particulier pour Les Paladins, j’avoue, car ce compositeur de 76 ans semble être mû par l’inspiration et l’humour d’un jeune homme de vingt ans ! Et lorsqu’il confesse, dans ces années-là, qu’il a le métier mais plus guère l’inspiration, c’est de la pure coquetterie ! D’ailleurs, comme il l’avait fait en 1733 avec Hippolyte,  il parvient encore à dérouter le public en 1760 -qui, bien entendu, taxera d’archaïque ce qui est moderne… 

Vous  dirigez votre orchestre Les Ambassadeurs - La Grande écurie qui est l'héritier de l’orchestre fondé par Jean Claude Malgoire en 1966 et qui a beaucoup œuvré pour la redécouverte des partitions de Rameau (on se souvient de l’enregistrement de Platée).   Comment  voyez-vous l’interprétation de Rameau évoluer ? 

Revenir  à Rameau après Jean-Claude Malgoire, et ses Platée, Indes Galantes, Temple de la Gloire ou Paladins si visionnaires… quel honneur ! Bien sûr, lire et interpréter Rameau est plus naturel pour ma génération qui en est pétrie que ça a dû l'être pour les pionniers qui ont dû réapprendre une langue oubliée, retrouver le sens de la prosodie, le pourquoi de cette mesure perpétuellement changeante du récit, la nature des différentes danses, le code des agréments, etc… Ils ont été courageux, visionnaires, ils ont tracé la voie dans une jungle quasi vierge si je fais abstraction des éditions Saint-Saëns et d’Indy)… Je ne sais pas si je peux et dois dire comment son interprétation évolue, mais comment je désire l’interpréter. Je souhaite coller au plus près de la prosodie, en mettant l’accent sur la mise en musique et en rythme du mot qui, chez Rameau, est proche de la perfection  ; on ne peut trahir le récit ramiste sans affaiblir le mot, la phrase et son affect. J’exige aussi du chanteur, en même temps qu’un engagement dramatique maximal, une grande rigueur dans cette prosodie soigneusement notée par l’auteur, mais aussi des ornements ; en quelque sorte une approche d’un précision et d’une exigence qu’on pourrait qualifier d'instrumentale. Et à l’inverse, je creuse avec l’orchestre une approche plus vocale, où les instruments sculptent le texte autant que les chanteurs. Le but est bien sûr que chanteurs et instrumentistes, qui parfois ont des habitudes et licences très opposées, évoluent au contraire dans le même monde sonore -et que la dramaturgie en sorte renforcée.  

Par ailleurs je travaille beaucoup la pâte de son de l’orchestre de Rameau, que j’aime charnue, épaisse, puissante, théâtrale, royale ; l’effectif y est pour quelque chose… mais ce n’est pas tout ; c’est aussi un investissement physique de chacun pour la mise en vibration des instruments, sans économie… il faut s’investir dans le drame tout autant que les acteurs ! Je ne permets aucune sécheresse, et il n’y a pour moi pas pire injustice que d’avoir véhiculé que la musique de Rameau est sèche et décharnée, à son  image. J’espère faire ravaler ces mots aux mauvaises langues qui ont minimisé pendant trois siècles le génie, l'opulence et la tendresse de Rameau. Il y a, enfin, ce que la musicologie nous enseigne, et dont j’essaye de tirer les leçons. Je ne répète pas sans questionner les habitudes mises en place par mes aînés, même si leurs enregistrements m’ont marqué par leur beauté ; je préfère chercher et m’apercevoir que leur approche était la bonne, mais en ayant fait la démarche de l’interroger -j’ose espérer qu’ils ne m’en voudront pas et que cela est aussi et surtout un respect de l’attitude musicale qu’ils nous ont engagés à adopter ! Parfois, les conclusions sont  différentes : je suis désormais convaincu par l’instrumentation grasse du « petit choeur » (un continuo de trois violoncelles, une contrebasse, et le clavecin), car elle propose un cadre rythmique et harmonique au chanteur, plutôt que de le suivre dans ses fantaisies. Songeons que cela pouvait relever de l’utilité à une époque où on ne disposait pas de « retours » sur la scène pour bien entendre les instruments en fosse… Quant au clavecin, on sait qu’il se tait pendant les pièces d’orchestre -il est intrinsèquement lié à la voix et ne fait pas partie du son des ouvertures et des danses.  

Pour finir, je dirais que je vois l’opéra français de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècles comme un genre incroyablement puissant est théâtral, impressionnant ; et pas, mais alors en rien, décoratif et esthétisant. Chez Rameau, la moindre danse est pantomime et participe à l’action ; elle ne se contente pas de la souligner, souvent elle la relaie et l’amplifie. Si les étrangers ne comprenaient pas la musique des Français, ce n’était pas parce qu’elle manquait de théâtralité, c’est parce qu’elle en avait trop au contraire ; on y attendait en vain de grands airs à l’italienne qui, objectivement, sont autant de freins à l’action. Cette incompréhension a longtemps persisté, mais je crois que ça évolue, car je suis enchanté de voir à quel point les auditeurs sont aujourd’hui  frappés par la modernité, l’urgence et l’efficacité de la musique de Rameau.

Pour  cet enregistrement, vous collaborez avec le Chœur de Chambre de Namur. Comment avez-vous amorcé cette collaboration transfrontalière. Est-elle une première étape d’un partenariat artistique envisagé sur la durée ? 

Cela  a été un plaisir, et un honneur -j’étais admiratif du son et du travail de ce chœur depuis si longtemps ! Et j’ai été ravi de voir qu’il souhaitaient prolonger ce travail ensemble de manière régulière. Nous nous retrouverons donc sur le Carnaval du Parnasse  de Mondonville, le Te Deum de Zelenka, le Requiem de Mozart… et ils seront logiquement nos partenaires pour notre travail au long cours sur Mendelssohn !

Cette œuvre a été enregistrée au Grand manège de Namur. Quel a été votre ressenti sur cette nouvelle salle ? 

Un  régal, tout simplement : la taille en est idéale (spacieuse mais un peu chambriste en même temps, assez pour que tout spectateur se sente proche de la musique ; une grande clarté des plans, une précision relayée juste comme il faut par une jolie longueur de son, flatteuse sans nuire au détail… et cette transparence, on la retrouve tout à fait au micro, comme notre enregistrement en témoigne. Nous retrouverons cette salle avec plaisir en concert, et j’espère ardemment que nous pourrons y planifier plusieurs de nos prochains enregistrements. 

Que  ce soit au pupitre des Ambassadeurs - La Grande écurie pour Rameau ou à la flûte pour Eugène Walckiers, on vous sent très investi dans la mise en avant du Patrimoine musical. Qu’est-ce qui vous motive à défendre cet axe musical ? 

On retrouve périodiquement dans la musique française, qu’il s’agisse de Rameau, de Berlioz, de Debussy et Ravel, une audace, une intrépidité dans l’expérimentation ; mais, pour autant, elle ne sort pas de rien : outre qu’elle puise son inspiration dans la connaissance  des anciens (Rameau n’aurait pas été Rameau sans Lully, Berlioz sans Gluck, Ravel sans Couperin), elle est tout entière motivée par la recherche d’une expression à la fois plus fine et plus exacerbée.

Ensuite, la palette des couleurs, les textures… c’est un poncif que de dire cela, mais c’est si vrai ! Et lorsque je parle de palette, je pense vraiment à celle du peintre : les compositeurs français sont des peintres de la musique ; il leur arrive parfois de forcer  les traits et les contrastes, mais le plus souvent ils aiment exploiter ces impressions diffuses, ces sentiments furtifs et subtils, parfois complexes et mélangés, que l’on peine à saisir et auxquels on aimerait parfois s’attacher plus longtemps… je le dis, je le répète : l’impressionnisme était déjà en germe chez Rameau. 

Il y a aussi, une musique qui est fondamentalement basée sur notre langue ; et là s’explique sans doute le fait qu’elle est plus récitatif que chant pur (c’est vrai pour Rameau et c’est vrai pour Debussy), et qu’elle ait eu plus de mal à passer la frontière !  Mais elle trouve ses racines dans la langue, dans la danse, ou alors dans les ressorts chorégraphiques de la langue française (à moins que ce ne fût dans le pouvoir narratif de la danse)… Les deux sont intrinsèquement liés en tout cas ! 

Enfin, il y a aussi l’humour en musique, humour qui sait être franc et effronté, quelquefois grivois, parfois polémique ou politique, mais qui prend très souvent la forme de l’auto-dérision… Les compositeurs aiment s’amuser, se moquer d’eux même, faire mine d’offrir  le plus délicat des ouvrages… puis le froisser, le salir, avec une jubilation très enfantine. Un exemple ? Chabrier, avec l’air de Laoula qui déplore la mort de son amant Lazuli « Tous deux assis dans le bateau » : c’est un bijou, d’une tristesse et d’une tendresse  à vous faire verser des larmes… si la deuxième partie, en forme de quadrille, ne versait soudain dans la bouffonnerie la plus déplacée "et puis crac ! Et puis crac ! Mon amoureux fit la culbute et disparut au fond du lac !". C’est contrariant, c’est transgressif, c’est délicieusement sadique, et l’auditeur, qui s’étrangle de rire en avalant ses larmes, est au comble de la jubilation. Ironie, deuxième degré, voilà la tonalité si française de l’humour. A titre personnel, j’ai pris un immense plaisir à diriger l'Étoile de Chabrier, et je me sentais dans mon élément -je ne peux qu’espérer le reprendre bientôt !

Et Eugène Walckiers dont vous faire paraître une intégrale de la musique de chambre (Aparté)

Et bien, cet illustre inconnu, compositeur et flûtiste originaire d'Avesnes-sur-Helpe dans les Ardennes​, possède toutes les caractéristiques que je vous ai énumérées là : la verve, la sensibilité, la sensualité même, la capacité d’imaginer des couleurs, une flûte et un quatuor à cordes capables (finale du quintette opus 49), une présence  récurrente de la danse, des racines dans la musique populaire, une théâtralité exacerbée (rarement vue à ce point dans de la musique de chambre) ; et surtout cet humour irrésistible et presque cartoonesque (largement hérité de Rossini et de Reicha d'ailleurs) qui parsème son oeuvre : on dirait que Walckiers, dans un excès de modestie, avait plus l'intention de faire plaisir avec sa musique que l’ambition de laisser des chefs-d’oeuvres impérissables. Croyez-moi, c’est justement ce qui en fait le prix, et qui m’a conduit dans un excès d’enthousiasme, à proposer ni un, ni deux, mais bien quatre disques de sa musique pour lui rendre justice comme il le mérite ! Un projet qui n’aurait pu aboutir sans l’engagement des formidables solistes qui m’entourent, du soutien de  l’Atelier Lyrique de Tourcoing (soucieux de réhabiliter les compositeurs des Hauts-de-France). Puisse notre joie contaminer l’auditeur de ces bijoux !

Le site d'Alexis Kossenko : www.alexiskossenko.com

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot 

Crédits photographiques : Alexis Kossenko / Aurélie Remy.

 

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