Anthologie pour vents du Moyen-Âge à la Renaissance : l’Europe à l’heure de la danse

par

Le Parfaict Danser. Domenico da Piacenza (c1390-c1470), Antonio Cornazzano (c1430-1484), Guglielmo Ebreo da Pesaro (c1420-1484), Francisco de la Torre (c1460-1504), Heinrich Isaac (c1450-1517), Gilles Binchois (c1400-1460), Claudin de Sermisy (c1490-1562), Vincenzo Ruffo (c1508-1587), Diego Ortiz (c1510-c1570), Thoinot Arbeau (1520-1595), Pierre Attaingnant (c1494-c1552), Claude Gervaise ( ?-c1588), Pierre Phalèse (c1510-1575), Jean d’Estrées ( ?-1576) et al. & anonymes. Into The Winds. Anabelle Guibeaud, chalemie, flûte à bec. Rémi Lécorché, buisine, trompette à coulisse, sacqueboute, flûte à bec. Marion Le Moal, chalemie, flûte à bec. Adrien Reboisson, chalemie, douçaine, flûte à bec. Laurent Sauron, percussions. Livret en français, anglais. Mai 2022. TT 63’26. Ricercar RIC 452

Comparé à l’innombrable discographie du fonds vocal (et particulièrement sacré) de même ère, les enregistrements purement instrumentaux ne sont pas légion, du moins le catalogue se renouvelle peu. On attend donc beaucoup de cet album dont le titre plante le décor : chorégraphique. Mais pas que. Car le projet « suit le fil des premières danses notées tout en explorant les chansons et les pièces qui en furent parfois la source ainsi que des compositions plus raffinées qui s’en inspirèrent », selon la notice. Pour cette exploration qui couvre trois bons siècles, l’instrumentarium se limite aux vents (flûtes, anches, cuivres) et percussion. On ne fera évidemment pas procès à Into the Winds d’œuvrer en vertu de sa nomenclature d’élection, mais avouons que face aux repères de l’oreille, accumulés au gré des concerts et des disques (nous les évoquerons dans nos lignes), l’absence de cordes frottées et pincées se fait parfois regretter.

Axée sur une frise qui nous mène du Moyen-âge central jusque l’apogée de la Renaissance, la fresque commence au crépuscule des croisades, par le genre de l’estampie. Non la Calenda Maya de Raimbaut de Vaqueiras (c 1150-1207), probable contrafactum qui passe pour un des premiers exemples préservés, mais une des huit conservées dans le Manuscrit du Roi (BnF). Cette sinueuse pièce inaugurale, pas la plus connue du lot, révèle l’approche souple et subtile qui sera un des marqueurs stylistiques d’Into the Winds dans tout ce récital, bien différente de la verve railleuse du Early Music Consort of London de David Munrow (Songs of Love and War, Argo, 1970). L’anthologie de ce premier pan s’ouvre à des archives d’outre-Manche (British Library, Robertsbridge Codex), au gré d’une Suite de ducties (ici déclinée sur d’agiles flûtes à bec relayées par les anches) puis de Retrove arrangé en duo d’après l’original pour clavier. La sélection s’est penchée sur le Ms. Add. 29987 d’origine vraisemblablement florentine, en laissant de côté les huit istanpitte que Richard H. Hoppin (Medieval Music, éd. Norton, 1978, p.352) estimait certes impropre à la danse en raison des puncta longs et complexes, mais elle inclut une vedette de ce corpus : La Manfredina & La Rotta (non celle qu’on lui apparie d’ordinaire, mais celle associée au Lamento di Tristano). L’exécution n’a pas à s’excuser « d’étoffer la section rythmique », en considération des habituelles réappropriations par les interprètes, depuis la version râpeuse de Jordi Savall sur sa vièle (La Lira d’Esperia, Astrée, 1994) jusqu’à la crépitante exubérance de la troupe Modo Antiquo (Opus 111, avril 1994). 

Le parcours embraye sur le Quattrocento, lorsque l’Italie entreprit de codifier la danse aristocratique, notamment dans le célèbre traité d’Antonio Cornazzano, dont le titre du CD emprunte le début d’une définition de cet art. En cette aire, on relèvera la lecture insinuante du Ballo Francese chiamato Amoroso (arrangement par Pascale Boquet) abordé à tempo soutenu. En contrepoint, on réécoutera les anciens et instructifs témoignages de l’Accademia Viscontea I Musicanti (Mesura et Arte del Danzare, Lira Records, 1988), du Ferrara Ensemble de Crawford Young (Forse che si, forse che no, Fonti Musicali, 1989), de Les Haulz et Les Bas (Alta Danza, sous la direction de Ian Harrison, Christophorus, 1998).

Admettons que la valorisation de la veine hispanique manque ensuite un peu d’autorité : Re di Spagna un peu trop mouché, Danza alta à comparer avec l’émouvante complainte de La Maurache sur un vinyle Arion (Bal à la Cour de Marie de Bourgogne, 1982), avec le patricien raptus d’Hespérion XX qui introduisait en majesté le Cancionero de Palacio (Astrée, juillet 1991). Fidèle à son précepte de transversalité, après l’augure de la bassadanza, le programme décline la fertilité polyphonique du thème de La Spagna à travers deux extraits d’une Missa d’Heinrich Isaac, exploitation melliflue de ce cantus firmus. Même parure pour flûtes dans l’escale contiguë, mais a contrario, là c’est le chant qui inspire la basse-danse dérivée du rondeau Tristes Plaisirs de Binchois, que prolonge le cérémonial à la Cour de Marguerite d’Autriche, sur le faste revendiqué d’un trio de trompette à coulisse, bombarde et chalemie. Mentionnons toutefois au passage que la captation à l’église Notre-Dame de Centeilles, nullement intrusive, tend à adoucir la gouaille des « hauts instruments », et sans manquer de relief mériterait davantage d’acuité et d’acoustique ambiante.

Cap vers la Renaissance, déployée dans son versant ultramontain puis français. Dans ces parages, on rappellera deux des quatre albums de l’ensemble Piffaro pour le label Archiv en 1995-1996 (Canzoni e Danze, Chansons et Danceries). Et pour la sphère française, Musiques à danser de la Renaissance de la Compagnie Maître Guillaume, et son plus récent Maintenant. Dans une Europe élargie, citons encore Di Guerra e di Pace de La Pifarescha (Glossa, 2009-2011) qui à l’instar du présent CD faisait la part belle aux vents.

Dans le parterre italien, une fluide et solennelle pavane (La Monina, ornée par les diminutions d’Anabelle Guibeaud et d’Adrien Reboisson) précède une saltarelle (La Comarina) expertement ciselée par nos souffleurs, avant un Ballo Tentalora qui manque un peu d’éclat, puis El Marchese di Saluzzo qui s’ébat à défaut de s’encanailler. Profitons de souligner combien les percussions de Laurent Sauron, ici adéquatement stimulantes, savent s’adapter aux divers climats et volumes, sans masquer les partenaires mélodiques. Dans la Louvain de Vander Phaliesen, dans le royaume de François Ier, Henri II, Charles IX et Henri III éclosent d’autres manières, d’autres recueils : les Danceries (1547) de Pierre Attaingnant, le Musicque de Joye du Lyonnais Jacques Moderne (non abordé ici), l’Orchésographie de Thoinot Arbeau qui en 1588, mettant en regard la musique et les pas qui l’accompagnent, constituent l’aval du florilège ici enregistré. Le couple formé par l’intimiste Pavane et la vive Gaillarde s’invite par le charmant Au joly boys suivi par de moelleuses variations autour de La Gamba de Vincenzo Ruffo (à l’affiche de la dernière livraison de Tasto Solo, sous étiquette Alia Vox, novembre 2021) que réfracte une Recercada de Diego Ortiz, transbordée pour consort de flûtes. Même élégance pour un tube d’alors, Jouissance vous donnerai, dont existent des moutures plus accrocheuses, gravées il y a une quarantaine d’années : autour de Julien Skowron (album bourguignon, -Arion cité supra), ou scandé par le Broadside Band de Jeremy Barlow (Harmonia Mundi, août 1984). Pour ces pages et surtout le Tourdion consécutif, les percussions auraient été bienvenues, ou l’appoint des cordes pincées. Pour mesurer l’atout d’un tel renfort dans un répertoire voisin, on consultera par exemple sur le web la Bourrée d’Avignon quand l’irrésistible guiterne de Yannick Lebossé électrisait le Banquet du Roy, où voilà neuf ans apparaissaient trois membres d’Into the Winds.

En l’ultime séquence du CD, le jardin français cultive quelques sonorités mixtes où le sacqueboute se mêle avantageusement aux flûtes et à la douçaine, en une société où les partitions sinon se démocratisèrent du moins se propagèrent au milieu bourgeois par l’avènement de l’imprimerie. L’occasion d’une série d’Allemandes de Claude Gervaise, délicatement tissées par notre équipage, même si là encore d’autres souvenirs marquent davantage (Doulce Mémoire dans son volume Attaingnant chez Astrée, 1994). Into the Winds mobilise finalement ses énergies dans d’espiègles suites de Branles de Jean d’Estrées, non sans convoquer l’apparat de La Brosse à l’honneur des palais.

Dans sa globalité, le disque entreprend un méritoire tour d’horizon chronologique et géographique, excluant toutefois quelques cahiers majeurs comme l’Alderhande danserye (1551) de Tielman Susato, le Libro de balli (1578) de Giorgio Mainerio, les Dances for Broken Consort (1599) de Thomas Morley, les Pavans, Galliards, Almains (1599) d’Anthony Holborne, ou l’emblématique Terpsichore Musarum (1612) de Praetorius, que ce soit pour des raisons de cadrage ou d’effectif en jeu. Et qui formeront peut-être l’attrait de futures sessions aux mêmes mains. Certaines étapes émoustillantes donnent envie de se lever du fauteuil mais le récital ne se borne pas au fonctionnalisme. Dans nos salons où Euterpe fait bon ménage avec Terpsichore, le disque sait dispenser des répits que l’on pourra estimer bienvenus. On pourrait certes critiquer l’échantillonnage ; çà et là regretter une carence d’imagination ou d’enthousiasme ; briguer moins de méthode et plus d’audace ; souhaiter un contraste esthétique plus marqué entre les époques traversées. Globalement cette réalisation pensée et soignée, plutôt distillée que brute de décoffrage, on en goûte cependant la cohésion et les maints charmes -au jeu des divinités, dans la famille des Anémoi, Into the Winds tiendrait plutôt du doux Zéphir que du rude Borée. Toutes raisons suffisantes pour accueillir très favorablement cette agréable parution et lui espérer une digne suite, dans un champ peut-être plus segmenté, et qui gagnerait tant que de besoin à enrôler quelque violiste ou luthiste à sa cause.

Christophe Steyne

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9

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