Au cœur du piano de Saint-Saëns avec l’Australien Antony Gray

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Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Œuvres pour piano, paraphrases et transcriptions.   Volume 1 : Opéra et ballet : Extraits de Javotte, Ascanio, Henry VIII, Proserpine ; Caprice d’Alceste d’après Gluck ; Valse du Prophète de Meyerbeer ; Paraphrase sur Mandolinata de Paladilhe ; La Mort de Thaïs ; Scherzo sur Les Pêcheurs de perles de Bizet. Lieux : Suite algérienne op. 60 ; Lola op. 116 : Tango ; Élégie op. 160 ; Rhapsodie d’Auvergne op. 73 ; Bénédiction nuptiale op. 9 ; Barcarolle : Une nuit à Lisbonne op. 63 ; Souvenir d’Italie op. 80 : Barcarolle ; Paraphrase sur la Islena de Paladilhe ; Fantaisie sur l’hymne national russe ; Africa op. 89. Volume 2 : Oratorio, cantate et pièces de circonstance : Le Déluge op. 45 : Prélude ; Sérénade op. 15 ; Hymne de la fête de Pâques d’après Berlioz ; Improvisation (de l’Album de Gauloises) ; Chant du soir d’après Schumann ; Improvisations sur la Beethoven Cantata de Liszt ; Bagatelles I et II ; Berceuse op. 105 ; Paraphrase sur Gallia de Gounod.  Autour de Bach et de Milan : Fantaisies en ré majeur et sol mineur d’après Luis de Milan ; Douze transcriptions pour piano d’après J.S. Bach. Antony Gray, piano. 2013, 2015, 2021. Notices en anglais. 271.30. Deux albums de deux CD divine art ddd 21235 et 21236. 

Terminée, la commémoration du centenaire de la disparition de Camille Saint-Saëns ? En termes purement temporels, oui, mais la fête continue ! Antony Gray, pianiste australien né et formé dans l’état de Victoria, a obtenu au début des années 1980 une bourse pour poursuivre ses études à Londres où il a rejoint Joyce Rathbone et Geoffrey Parsons. Etabli dans la capitale britannique, il s’est produit à de nombreuses reprises, en concert ou à la radio, comme soliste ou en musique de chambre, pour défendre des créateurs comme Enesco, Dussek ou Martinu, mais aussi des contemporains comme Williamson ou Carmichael. Pour le label ABC Classics, il a gravé une série de disques où l’on retrouve notamment des pièces ultimes de Brahms, une intégrale Poulenc, mais aussi un album consacré à des transcriptions de pages de Bach par des compositeurs de plusieurs nationalités, dont un grand nombre d’Anglais (Bax, Vaughan Williams, Bantock, Ireland, Bliss…). 

Antony Gray propose, pour le label fondé par Stephen Sutton en 1993, deux albums de deux disques consacrés à l’œuvre pianistique du compositeur du Carnaval des animaux. Deux albums composés d’inédits et de raretés, pour la plupart peu fréquentées, qui donnent du remarquable virtuose du clavier qu’a été Saint-Saëns, une image très diversifiée et très attachante. Si la plupart de ces pages ont été enregistrées en 2013 pour ce qui concerne les transcriptions de Bach et Milan, et en 2015 pour les autres pièces, l’opus 89 Africa, dont la version pour piano et orchestre est célèbre, a été ajouté en août 2021. 

Cet ensemble est un bel apport à la connaissance pianistique de Saint-Saëns, dont sont programmées le plus souvent les Etudes des années 1877, 1899, 1912 (pour la main gauche), des valses ou des mazurkas, ainsi que les Bagatelles op. 3 de 1855, les six Fugues op. 161 de 1920, ou encore les six pièces de l’Album pour piano op. 72 de 1884. On se souvient bien sûr des cinq disques de Marylène Dosse (Vox, 2003), des sélections de Mi Joo Lee (MDG 1995), de Piers Lane (Hyperion 2001) ou de Bernard Ringeissen (Accord, 2002), de quelques pièces ajoutées par Bertrand Chamayou à des concertos (Warner, 2018), ou du compositeur lui-même qui, entre 1908 et 1917, enregistra un grand nombre de ses œuvres pour le procédé Welte-Mignon ; certaines ont été reprises sous étiquettes Teldec, Naxos ou dal Segno. 

Une cinquantaine de plages, réparties sur les quatre disques, proposent un panorama en quatre thèmes. Le premier s’attache à l’opéra et au ballet. Dans ce dernier domaine, on débute par quatre extraits de Javotte, qui est le seul ballet original du compositeur, en dehors des moments insérés dans ses opéras. Il s’agit d’une commande de 1895 du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles, créée en fin de compte à Lyon l’année suivante. Cette intrigue amoureuse légère dans un contexte villageois de fête et de bal a fait l’objet d’un enregistrement orchestral chez Marco Polo en 2004. On notera ici l’allégresse d’une bourrée ou la tendresse d’un pas de deux que le piano met en évidence. Suit un Caprice d’Alceste d’après le ballet de Gluck qui date de 1867 et s’inscrit dans un contexte raffiné. Place à des arrangements d’opéras, avec deux passages d’Ascanio (1890), la Scène du mendiant et la Danse de l’amour, le grandiose Quatuor final d’Henry VIII (1883) et deux extraits de Proserpine (1887), le Prélude de l’Acte II et une Pavane dont la réduction au piano est de la main de Philippe Bellenot (1860-1928), compositeur et organiste dont le fils sera un filleul de Saint-Saëns. On trouve en complément des arrangements de l’élégante Valse du Prophète de Meyerbeer, un inédit au disque, du très virtuose Scherzo des Pêcheurs de Perles de Bizet qui reprend plusieurs thèmes de l’opéra de cet ami proche de Saint-Saëns. On trouve encore une paraphrase de concert sur Thaïs de Massenet, dédiée à l’épouse de ce dernier, écrite entre la première version de 1894 et sa révision de 1898, avec la magnétique Méditation comme ligne de force, et une autre sur Mandolinata d’Emile Paladilhe (1844-1926), musicien totalement oublié de nos jours ; c’est une page basée sur une chanson populaire, qui évoque un souvenir romain.

Cette allusion à l’Italie ouvre la porte au deuxième disque du premier album, consacré aux « Lieux », illustrant ainsi les très nombreux voyages qui ont jalonné l’existence du compositeur. Ici, plusieurs pages sont connues, à commencer par la Suite algérienne de 1880, qui a fait l’objet de plusieurs arrangements dont une version pour deux pianos (Fauré en écrira une pour piano à quatre mains) et d’autres combinaisons instrumentales. Saint-Saëns jouait souvent en concert la troisième partie, Rêverie du soir, qu’il enregistra en 1905 ; cette référence discographique a été utilisée par Antony Gray, aucune publication n’ayant survécu. La vaillante Marche militaire française vient s’y ajouter. La Rhapsodie d’Auvergne de 1884 et la fantaisie Africa (1891) sont bien connues, elles aussi, dans leur version avec orchestre ; elles ne perdent rien de leur saveur ni de leur originalité en étant réservées au seul piano. On sait que Saint-Saëns était un virtuose extraordinaire (« un maître foudroyant », écrivit Berlioz dans une lettre). On peut s’en rendre compte avec ces pages familières, mais encore avec le Tango tiré de la scène dramatique Lola (1900), qui rappelle Albéniz, l’Élégie écrite à la mémoire d’Alexis de Castillon, mort en 1873 à l’âge de trente-cinq ans, la barcarolle Une nuit à Lisbonne, dédiée au Roi du Portugal après un concert honoré de sa présence, la Bénédiction nuptiale, primitivement écrite pour orgue, ou encore l’astucieuse Fantaisie sur l’hymne national russe de 1904. On notera un autre hommage à Paladilhe, la transcription de la chanson La Islena, une havanaise dédiée en 1871 à la concertiste vénézuélienne Teresa Carreño (1853-1917).

L’oratorio, la cantate et les pièces de circonstance forment l’ossature du premier disque du second album. On y trouve deux pages de longue durée, notamment les seize minutes de l’Improvisation sur la Beethoven-Cantata de Liszt, que ce dernier avait écrite pour l’inauguration du monument élevé à Bonn en 1845 et retravaillée pour le centenaire de la naissance du maître. Cette même année 1870, Saint-Saëns compose une transcription grandiose où l’on retrouve des thèmes du Trio L’Archiduc ou du premier mouvement de la Symphonie Héroïque. Gounod et sa cantate Gallia sont paraphrasés l’année suivante, juste après la création londonienne de l’œuvre de cet ami proche. En treize minutes, Saint-Saëns magnifie la partition originale, écrite dans le goût du temps victorien, qui évoque les souffrances de la France lors de la guerre de 1870 contre l’Allemagne. Le Prélude de son propre oratorio Le Déluge de 1875 a fait l’objet d’une édition pour piano seul où l’influence colorée de Berlioz se fait sentir. Un hommage à ce dernier est prolongé avec une transcription de l’Hymne de la fête de Pâques de la Damnation de Faust. Composée alors que Saint-Saëns n’avait que vingt ans, elle plut beaucoup à Berlioz, qui appréciait le talent de son jeune collègue. Bientôt, ils publieront ensemble une édition en français des opéras de Gluck. Des pièces de circonstance s’ajoutent au tableau : la charmante Sérénade de 1865, d’abord prévue pour piano, harmonium, violon, puis transcrite sous diverses formes, y compris avec voix, et même pour orchestre, deux Bagatelles légères de 1858, une Berceuse de 1896 pour une naissance dans le cercle amical, un Chant du soir de 1865 d’après l’original de Schumann dont Saint-Saëns proposera aussi une version orchestrale en 1872. Un éventail multicolore…

Le quatrième disque est réservé à l’intérêt marqué pour le retour à la sobriété et la pureté formelle via les maîtres de l’époque baroque, Bach en premier (Karol Beffa, Saint-Saëns au fil de la plume, 2021, Premières Loges, p. 11). Antony Gray, qui signe les notices de cette anthologie (une vingtaine de pages détaillées), explique que le Français a procédé en deux fois, en 1861 puis en 1873, et qu’il a choisi des extraits de plusieurs cantates, de deux partitas, et de deux sonates pour violon, intéressé qu’il était par l’élan donné par Mendelssohn, puis par Schumann ou Liszt pour l’œuvre du Cantor. Chacune des Douze transcriptions d’après Bach est dédiée à l’un de ses élèves de l’Ecole Niedermeyer où il enseignait alors. L’un d’entre eux était Gabriel Fauré qui aimait à dire qu’il était « le préféré ». Saint-Saëns prit l’habitude d’émailler ses concerts de l’une ou l’autre transcription subtile de ces pages de Bach. Deux réminiscences de l’Espagnol Luis de Milan, originaire de Valence (avant 1500-1561), sont aussi à signaler, deux Fantaisies pour luth que Saint-Saëns écrivit lors d’un séjour à Las Palmas en 1898, rendant ainsi hommage à ce créateur distingué du XVIe siècle.

Il faut savoir gré à Antony Gray (le jeu de mots est facile !) pour avoir conçu ce programme éclectique, original et intéressant, dans la mesure où il brosse du compositeur de la Danse macabre un portrait pianistique varié, couvrant plusieurs domaines musicaux. Son interprétation, enregistrée en Angleterre dans le Menuhin Hall de Surrey, est chaleureuse, impliquée et attentive aux univers abordés. Elle apporte une lumière complémentaire sur ce créateur prolifique et sur la diversité de son inspiration. Ce n’est peut-être pas prioritaire pour découvrir Saint-Saëns, mais nécessaire pour approfondir cette personnalité qui n’a pas encore livré tous les secrets de sa prodigieuse imagination.

Son : 8,5  Notices : 10  Répertoire : 9  Interprétation : 9

Jean Lacroix       

 

 

  

 

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