Au piano, Warren Lee mène le bal pour Anton Rubinstein

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Anton RUBINSTEIN (1829-1894) : Le Bal, op. 14, pour piano. Deux pièces op. 30, pour piano : n° 2 Allegro appassionato. Warren Lee, piano. 2019. Livret en anglais. 87.49. Naxos 8.574216.

Que reste-t-il de la vaste production pianistique d’Anton Rubinstein, ce lion du piano qui a fait crouler toutes les salles d’Europe ? Cette question, c’est André Lischke qui la pose dans son Histoire de la musique russe (Paris, Fayard, 2006, p. 292). Une autre question apparaît : A part la jolie Mélodie en fa, les quatre Sonates, les très nombreuses pièces de toutes sortes, qui appartiennent plutôt à la littérature musicale de salon, ont-elles réellement survécu ? André Lischke installe une dernière interrogation, celle de la place de ces œuvres dans les programmes de concerts et, plus largement, dans le répertoire pianistique. Naxos a permis aux mélomanes de se faire une opinion en publiant quelques titres sous les doigts de Joseph Banowetz ou Han Chen. Avec Le Bal par Warren Lee, le label vient apporter une lumière complémentaire sur le parcours de ce virtuose qui s’est fait acclamer au XIXe siècle et a marqué les esprits de l’époque. Il ne s’agit pas d’une première discographique du Bal, puisque le pianiste Hollandais Marius Van Paassen en avait proposé sa version en 1991 dans un enregistrement réalisé à Utrecht pour le label Attacca.

Né dans une famille juive en 1829, Anton Rubinstein apprend le piano avec sa mère, puis avec Alexander Villloing, fils d’émigrés français, avec lequel, dès l’âge de neuf ans, il entreprend une tournée européenne au cours de laquelle il rencontre à Paris Liszt et Chopin. Après un séjour à Berlin avec son jeune frère Nikolaï (1835-1881), lui aussi pianiste et futur compositeur, puis à Vienne où il enseigne, on le retrouve à Saint-Pétersbourg où il devient le protégé de la belle-sœur du tsar. Il commence à composer tout en donnant des récitals de piano très appréciés. Il fonde, dans cette cité qui est encore la capitale russe, le Conservatoire dont il devient directeur et où il donne cours. Il reprend ses tournées à partir de 1870, notamment avec Henryk Wieniawski, et triomphe dans toute l’Europe pendant ses dernières années ; il meurt en 1894. Le catalogue de ce compositeur prolifique est riche d’une vingtaine d’opéras, dont Le Démon d’après Lermontov, de six symphonies, de plusieurs concertos dont cinq pour le piano, de musique orchestrale et de chambre et de multiples pièces pour le piano.

Le Bal est une vaste composition qui date de 1854 ; Rubinstein la révisera en 1871. Divisé en dix parties, il propose l’ambiance typique d’une salle de bal, ainsi que les émotions et les sensations de ceux qui y participent. La couverture de la pochette du disque reproduit un bal à Saint-Pétersbourg, plus tardif puisque le tableau de Dmitry Kardovsky date de 1913, mais le contexte, avec robes froufroutantes et uniformes chamarrés, ne doit pas être très différent de celui que connut le compositeur. La notice nous apprend que cette soirée imaginaire placée sous le signe du piano est dédiée à la Princesse Sophie de Nassau, future reine de Suède et de Norvège qui séjourna à Saint-Pétersbourg pour y apprendre les rudiments et les arcanes de la vie de cour. Tout débute par un Allegro agitato intitulé Impatience, qui met en avant l’état de fébrilité des danseurs avant la fête. Polonaise, contredanse, valse, polka, mazurkas et galop vont se succéder dans un climat de liesse permanente, à la fois noble et raffinée. Rubinstein décrit les évolutions des couples, les interactions entre les invités, la joie légère, l’insouciance ; le plaisir commun règne en maître. Les mélodies sont agréables, bien tournées et entraînantes, dans un esprit en quête d’incessantes esquisses musicales qui expriment la fantaisie et dépeignent l’instant à savourer avec passion. La partition se termine par un Andante qui porte bien son titre : Rêve. Le souvenir de l’événement vécu s’accompagne d’une délicate émotion, d’une nostalgie de la fugacité, mais aussi d’un lyrisme émerveillé. 

Cette jolie partition, au cours de laquelle des échos de Chopin, Mendelssohn, Liszt ou Schumann apparaissent en filigrane, est bien servie par Warren Lee, originaire de Hong-Kong, où il a fait ses débuts à l’âge de six ans avec l’orchestre philharmonique local. Diplômé de l’Académie Royale de Musique et de l’Université de Yale, compositeur d’œuvres chorales, ce pianiste qui maîtrise avec aisance les nuances et les couleurs est un fidèle du label Naxos pour lequel il a enregistré des sonates de Schubert ou de Fuchs pour violon et piano avec Hyejin Chung, mais aussi des pièces de Liszt, Bernstein et Tan Dun. Pour cette année Beethoven, il a gravé la version pianistique de 1801 des Créatures de Prométhée. Ce CD copieux (plus de 87 minutes) est complété par une des deux Pièces op. 30, qui datent de la même époque que Le Bal, un Allegro appassionato bien contrasté de 1856. Voilà un disque plaisant, qui n’est sans doute pas prioritaire. Mais il enrichit notre connaissance d’un immense virtuose du XIXe siècle, et à ce seul titre, il mérite que l’on s’y arrête et qu’on lui prête une oreille bienveillante, celle du plaisir et de la séduction.

Son : 9  Livret : 8  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix   

 

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