Un regard singulier -testamentaire ?- sur les Cloches de Rachmaninov
Sergueï RACHMANINOV (1873-1943) : Les Cloches opus 35. Sergueï TANEÏEV (1856-1915) : Johannes Damascenus. Anna Samuil, soprano ; Dmytro Popov, ténor ; Vladislav Sulimsky, baryton. Petr Fiala, Chœurs de la Philharmonie de Brno. Dimitri Kitaïenko, Orchestre du Gürzenich de Cologne. Engmt juin 2018. Livret en allemand et anglais (paroles des cantates en russe traduit en allemand). TT 64’44. Oehms Classics OC 470.
Dimitri Kitaïenko célèbre en 2020 son 80e anniversaire. Melodiya vient pour l’occasion de diffuser un volume numérique de ses premiers enregistrements à Moscou, évinçant sa superbe gravure des Cloches rééditée dans un précédent coffret (MEL CD 10 02320). Une œuvre qu’il réenregistra au Danemark pour Chandos en 1991. À ce stade d’une carrière qui n’a plus rien à prouver (ses intégrales des symphonies de Prokofiev et Chostakovitch avec le même Gürzenich-Orchester s’érigent au sommet de la discographie moderne), on jette probablement un regard rétrospectif voire philosophe sur la vie. Voici peut-être bien la clé de lecture de cette interprétation de la fresque chorale de Rachmaninov, que nous avons eu quelque difficulté à cerner, avouons-le. L’esthétique en est singulière, sans équivalent dans tout ce qu’on a entendu depuis le légendaire témoignage d’Eugene Ormandy à Philadelphie (février 1954, en anglais –le remake RCA de mars 1973 est aussi à connaître).
Si l’on devait se permettre un adjectif pompeux et une hypothèse toute personnelle, l’on dirait que l’on perçoit cette approche comme « téléologique » : comme si cette allégorie de l’existence, et dont les cloches marquent les étapes (naissance, mariage, adversités) convergeait et s’expliquait par l’appel du caveau. Dit autrement : un parcours sous le faix de la destinée, un regard d’outre-tombe, une exégèse testamentaire ?! Tout du long, les moments de lyrisme semblent voilés d’un suaire, les replis mélancoliques se stasifient, tendent à l’immobilisme, se rigidifient sur le grabat, toute sève en instance de gel. Une vision recaractérisée, où le compositeur souscrit au regard de Schopenhauer ?
Le cortège de traineaux du allegro, ma non tanto semble lui-même perclus par la bise, le meno mosso (à bouche fermée, 3’22) bruisse imperturbablement comme le vent qui ne peut agiter des branches défeuillées, le largo (4’13) s’alentit plus que de raison… La verve de Kiril Kondrachine (Melodiya), les émerveillements naïfs de Vladimir Ashkenazy (Decca) deviennent ici une évocation assez artificielle des joies de l’enfance, jusqu’au climax (5’29) qui resplendit dans un soleil de givre. Le ténor lui-même ne s’empare guère de l’enthousiasme que lui suggèrent les relances (2’42) des « rires dans l’air froid de la nuit ».
Le mariage inspire au Lento-adagio non la liesse, mais des émois fervents qui sous cette baguette restent bien pudiques (le cantabile peu expansif des cordes, 0’56) et délayés par un tempo contemplatif. À moins que vous ne goûtiez le vibrato bêlant, la prestation vocale justifierait divorce à tort d’autrui, d’autant qu’elle jure avec le sobre camaïeu qui se tisse ici. Signalons que l’acmé (6’31) est précédée d’un roulement de cymbale suspendue, une pratique aussi inusitée que le clash de cymbales qui nous avait surpris à l’irruption du chœur (1’57) dans le premier tableau de l’œuvre.
Le tocsin démarre ensuite à vive allure, peut-être le seul épisode où les tempi du chef excèdent la norme habituelle. La tempête de feu crépite, l’orchestre enflamme du bois menu, la direction fait ressortir les plus fins filandres d’étoupe. Mais le brasier fait long feu, et l’on retombe assez vite dans le style extasié que nous suggérions, comme l’atteste un poco meno (3’37) ruminant sa rhétorique. La section centrale (5’03) endosse une stature (et une signification) vraiment particulière : l’incendie qui se dresse vers le ciel est d’ordinaire activé à renfort de combustible, le trémolo anxieux des cordes, les coups de boutoir de la grosse caisse signalisent l’inextinguible ascension des flammes, torchère tendue vers le firmament. Alors que Dimitri Kitaïenko freine l’ardeur et la transforme en obscur cérémonial ! Les paroles « je veux mourir ou m’envoler jusqu’à la lune » s’affaissent, s’embourbent, se liquéfient dans leur phlogistique. Ce qui n’exclut pas l’intensité de ce moment exceptionnel, une rancœur aplanie, linéarisée, qui se drape dans l’ésotérisme. Identifierait-on là une autre clé de l’interprétation pensée par le maestro, en sympathie avec le symbolisme du traducteur Constantin Balmont (l’auteur qui inspira à Stravinsky son insolite cantate Le Roi des Étoiles) ? En tout cas cette (re)lecture intellectualisée permet un extraordinaire soin du détail (le décorticage des trémolos à 7’46). L’accelerando (9’33) précipite une ultime clameur, aussi étrange qu’amère.
Nous avons assez supposé que cette version volontiers pessimiste se fertilise sous le lugubre auspice d’une épitaphe pour que le dernier volet ne délivre enfin sa force épiphanique. Voici plus que jamais l’aboutissement de l’œuvre, et en l’occurrence sa clé de voûte, celle dont l’ombre funèbre planait dans l’orientation des trois premières stations. L’introduction se fait endeuillée à souhait, embuée dans une pâleur de linceul. Encore faudrait-il un chanteur qui purge les sinistres augures que le maestro a ingénieusement distillés. En cela Vladislav Sulimsky se révèle à la mesure de la catharsis attendue et nécessaire : intense, brûlant, comme sur les planches d’une scène sacrée. Magistral unisson avec le chœur tchèque (3’33), quelle incandescence ! Magnifique fondu avec les nappes de trombones du poco piu mosso (6’05). Les rappels du tocsin (7’32) voudraient ressusciter les alarmes, que le calando (8’21) leur opposerait son inexorable reflux brodé par les altistes de Cologne. C’est là que Dimitri Kitaïenko vient enfin ciseler non une oraison déliquescente, mais un horizon bleuissant, qui s’éteint dans l’espérance, digne des crépuscules au terme du Lied von der Erde de Mahler !
Malgré les réserves et idiosyncrasies que nous avons soulignées, et quand bien même vous disposeriez déjà des admirables témoignages d’Ormandy, Svetlanov (Melodiya), Previn (Emi), Dutoit (Decca) ou Jansons (BR Klassik), la présente contribution s’avère à nulle autre pareille et vient à ce titre enrichir notre perception de ce chef d’œuvre. Une autre excellente version des Cloches est celle de Mikhaïl Pletnev (DG), qui proposait le même couplage qu’ici.
Ce n’est d’ailleurs pas anodin que Dimitri Kitaïenko ait choisi la cantate sacrée Saint Jean Damascène de Sergueï Taneïev, puisant au poème d’Alexeï K. Tolstoï : la crainte du gisant solitaire dans le sommeil des défunts, son aspiration à la rédemption prolongent le Lento lugubre des Cloches. Et corroborent peut-être encore l’approche sempiternelle que nous avons décelée pour Rachmaninov. Les lignes polyphoniques de cette cantate sont finement modelées par l’orchestre rhénan, le chœur les stratifie avec une délicatesse plutôt évanescente, manquant un peu de puissance pour la fugue qui s’échafaude vers le Jugement Dernier. La rigueur de la direction rend justice aux modèles contrapuntiques (Bach, Haendel) du compositeur mais escamote l’autre influence, tout aussi prégnante, celle du romantisme russe qui se fait ici trop timide, et qu’on estime mieux servie dans le disque plus chaleureux de Pletnev. L’émotion du texte, la générosité de la musique ne parlent pas au cœur et s’en trouvent hélas asséchées.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 7 (Taneïev) / 9 (Rachmaninov)