Jean-Philippe Rameau et quelques parents, réunis par Justin Taylor sur le clavecin d’Assas

par

Jean-Philippe Rameau (1683-1764) : Allemande, Courante (Premier livre de pièces). Allemande, Le Rappel des Oiseaux, Les Tendres Plaintes, Les Cyclopes (Pièces de clavecin avec une méthode pour la mécanique des doigts). Sarabande, Gavotte & Doubles, La Poule, Les Triolets, L'Égyptienne (Nouvelles Suites de Pièces). La Rameau (Pièces de clavecin en concerts, transcr. Justin Taylor). Claude Bernard Rameau (1689-1761) : Menuet barosais. Claude-François Rameau (1727-1788) : La Forcray. Lazare Rameau (1757-1794) : Rondo Grazioso. Jean-François Tapray (c1738-c1819) : Les Sauvages. Claude Debussy (1862-1918) : Hommage à Rameau. Justin Taylor, clavecin, piano Érard. Novembre 2020. Livret en français, anglais, allemand. TT 78’30. Alpha 721

Jean-François (1716-1777), l'organiste fantasque qui inspira à Diderot un célèbre dialogue entre Lui et Moi, n’est pas présent dans ce disque. Lequel convie son père Claude Bernard, son demi-frère Lazare de quarante ans son aîné, et son cousin Claude-François. À dose homéopathique puisque ces trois compositeurs représentent moins de sept minutes au sein d’un programme d’une heure vingt dont Jean-Philippe accapare la majeure partie, à bon escient : sa stature et son génie dominent de haut les pièces de ses parents que nous entendons ici, distraitement. Ce portrait de la famille Rameau fait écho à l’album Forqueray père et fils qui voilà cinq ans nous révéla ce jeune claveciniste franco-américain, tout frais lauré au prestigieux concours de Bruges (2015) et qui depuis lors accumule les reconnaissances, en soliste, concertiste ou chambriste avec Le Consort. Peut-être décèlera-t-on aussi, à travers le choix de La Forcray, un clin d’œil à ce précédent CD. Au demeurant, le livret ne détaille pas les raisons qui déterminèrent la sélection piochée au gré des trois Livres : elle alterne judicieusement instants poétiques et moments de caractère.

Hélas, on doit avouer qu’une plate captation amoindrit les deux extrémités du spectre et ne rend pas justice au fastueux instrument du Château d’Assas : celui que joua Scott Ross dans ses légendaires intégrales Rameau et Couperin gravées chez Stil à la fin des années 1970, et que Justin Taylor avait découvert à l’été 2019. Le nuancier est préservé faute d’un relief qui accorderait tout le poids attendu des redoutables Cyclopes, trahis par une sonorité qui en émousse la vigueur : qu’on est loin du brulot incendié par Noëlle Spieth pour Solstice en 1988 ! Dans cette perspective, ce récital apparaît plus chanteur que rythmicien, et se rédime par une inspiration de tous les instants, une complexion volontiers mélancolique, jusque dans ce Rappel des Oiseaux distant et étiré, plus triste que dolent. Inhabituel : il n’y a pourtant rien qui fasse écran entre l’esprit de cette page et la sensibilité qui nous la sert ainsi distendue. Les poètes peuvent tout se permettre. Un juste sentiment auquel répond l’exécution infiniment ductile des deux Allemandes, triturant le fil sans jamais le rompre. La projection de L’Égyptienne s’accorde une volubilité effervescente qui manifeste le zèle de l’interprète. Ses capacités d’invention se signalent dans La Poule : quel travail d’agogique ! Coquet et coquin, le caquet n’a pas bradé sa cervelle. 

Un art magicien que le jeune musicien réitère dans le délicat exercice qui plisse Les Triolets, comme enlacé dans ses propres rets. Ce qu’on apprécie avec Justin Taylor, à un âge où l’on pourrait vouloir encore se distinguer par la disruption, par l’égo ébouriffé, c’est d’oser ce bon goût de ne pas céder aux sirènes de la surexposition, du rubato intempestif et des courses folles. Rien d’intrusif donc, ni pose tape-à-l’œil ni vain panache, mais une connivence avec ce que le texte suggère à voix basse. N’allez pas croire que le résultat manquerait de tempérament : il en faut pour mettre en scène les bavardes variations de Tapray sur l’air des Sauvages, et on l’y rencontre tout autant dans la Gavotte et son cortège que Justin Taylor sert par une prodigieuse concentration. On se sent ici proche du conseil de Couperin dans son Art de toucher le Clavecin, « la belle exécution dépendant beaucoup plus de la souplesse et de la liberté des doigts que de la force ». De là à dire qu’on espère impatiemment un prochain disque consacré à François le Grand.

Cet hommage à Rameau se décline aussi par l’extrait des Pièces en Concerts, que Justin Taylor a lui-même transcrit, et par cette Image de Debussy présentée sur le superbe piano Érard (1891) du Musée de la Musique de Paris. Un emprunt de circonstance, un autre univers qui en quelques essences précieusement distillées nous rappellent combien l’élève de Roger Muraro est un artiste complet avant d’être un claveciniste admiré. Une intégrale des deux cahiers de Préludes nous verrait aux premières loges d’un talent qu’on n’ose plus dire prometteur mais accompli, tellement mûr et sain de style.

Son : 7 (clavecin) & 9 (piano) – Livret : 9 – Répertoire : 7-10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

Justin Taylor et Rameau, une affaire de famille 

 

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