Belle efficacité théâtrale et beaucoup d'interrogations

par

Topi Lehtipuu (Don Ottavio), Jean-Sébastien Bou (Don Giovanni), Barbara Hannigan (Donna Anna), Rinat Shaham (Donna Elvira) © Bernd Uhlig

Le Don Giovanni contesté de La Monnaie
Huée par le public, éreintée par la critique, la dernière production de Don Giovanni à la Monnaie, mise en scène par Krzysztof Warlikowski a fait beaucoup couler d'encre et de salive. Mon grand avantage, c'est de l'avoir vue à la fin de son parcours : les tempêtes étaient apaisées. Il est plus aisé, peut-être, de commenter après les loups. Qu'a-t-on, en fait, reproché à l'approche du metteur en scène ? Sa pornographie et son orgueil démesuré face au chef-d'oeuvre mozartien. En fait de pornographie, qu'avons-nous vu ? Un petit film érotique en noir en blanc pendant l'ouverture, une danseuse noire aux seins nus agrémentant le bal final du premier acte (et qui réapparaît à la mort de Don Juan), des dessins animés rigolos au début du second et un petit moment de plaisir de Don Ottavio sous les jupes de Donna Anna pendant Non mi dir. Pas de quoi fouetter un chat quand même, sauf aux thuriféraires de l'Abbé Bethléem. Quant à l'approche du metteur en scène polonais, l'un des plus importants de notre époque, elle est personnelle sans doute, mais proche de l'oeuvre. Don Juan est un pitoyable personnage, accro au sexe, hanté par son seul véritable amour, Donna Elvira, presque tout le temps en scène, comme une conscience de son passé. Tous les personnages sont complices, même Leporello, ce qui donne une force indéniable à la vision théâtrale. Vision renforcée par la prodigieuse direction d'acteurs coutumière de Warlikowski que nous avons déjà pu admirer à La Monnaie dans la Médée de Cherubini, par exemple. Deux scènes ne se passent pas sur le plateau mais dans les loges latérales : la toute première et celle du cimetière, toutes deux en présence donc du Commandeur. Le fameux air du catalogue de Leporello voit se dérouler les conquêtes de Don Juan sur un écran d'ordinateur. Les ensembles sont parfaitement caractérisés (finale I, sextuor II) et les airs soignés à l'extrême : ceux de Zerline en particulier, mais aussi l'air du champagne entonné comme un air de rock ou l'admirable Mi tradi, pur moment de bonheur (lumières splendides de Felice Rose). Tout étant basculé dans une époque contemporaine indéterminée, on trouve bien sûr des incongruités : pourquoi Don Juan et Leporello sont-ils un moment déguisés en talibans bien barbus ? Pourquoi le Commandeur apparaît-il au bal donné par Don Juan ? Que vient faire ce mystérieux chinois et ses trois séides masqués ? Pourquoi le Commandeur est-il affublé d'un bonnet du Ku Klux Klan lors du souper ? La fin est curieuse aussi. Après la mort de Don Juan, tout s'éteint, on applaudit. Serions-nous revenus au bon vieux temps où l'on coupait le sextuor final ? Pas du tout : lumières, revoilà tout le monde pour l'entonner, chaque protagoniste (Commandeur muet compris) assis sur une chaise comme des petits vieux. A l'extrême fin, Donna Anna tue Don Ottavio d'un coup de revolver sur la tempe. Pourquoi ? Mystère warlikowskien. Mais l'ensemble tient la route, si l'on veut bien suivre le metteur en scène, ce qui n'a manifestement pas été le cas de nombreux spectateurs. Il y a la vivacité théâtrale, la perception d'un Don Juan malheureux et victime, une approche pertinente de chaque rôle : on ne s'ennuie pas un instant. Tout cela fait-il une production de Don Giovanni destinée à marquer ? On peut en douter, certes, mais pas nier son efficacité dramatique, ni la beauté visuelle tant des décors design que des costumes déjantés de Malgozata Szczçsniak.
A tant parler de cette mise en scène, on risque de négliger l'aspect purement musical de la production. Si l'orchestre et la direction ont pu prêter le flanc à discussion lors de la première, je n'ai rien à reprocher à la représentation à laquelle j'ai assisté. Au contraire, Ludovic Morlot, en bonne forme, a bien mené sa barque et certains instants ont été même miraculeux, comme l'accompagnement du trio des masques, un Or sai chi l'onore survolté, ou les cordes soli durant le Batti batti de la piquante Zerline de Julie Mathevet. Très bon Masetto de Jean-Luc Ballestra et monolithique Commandeur du vétéran sir Willard White, fort sollicité malgré la brièveté de son rôle. Vocalement, Rinat Shaham a ébloui dans le rôle difficile d'Elvire, pasionaria tendue et émouvante. Barbara Hannigan, actrice accomplie (sa récente Lulu mise en scène par le même Warlikowski a été saluée de toutes parts) se joue des différents costumes pour incarner une Donna Anna éblouissante et archi crédible. Seul petit bémol vocal : Topi Lehtipuu n'était pas en sa meilleure condition et son Don Ottavio (il a eu droit à ses deux airs) était fort pâlot. Espérons que ce ne soit que temporaire. Andrea Wolf a la gouaille requise pour son rôle de valet, son intelligence aussi, et une voix idéalement proche de son Maître. Quant à celui-ci, Jean-Sébastien Bou l'incarnait à la perfection au point de faire oublier la performance vocale : voilà un chanteur/acteur de la plus haute qualité que j'avais déjà admiré dans Mârouf à la Salle Favart l'an dernier. Il est à coup sûr la clef de voûte de la production et Warlikowski lui doit un joli coup de chapeau. En un mot comme en cent, une production de La Monnaie passionnante à bien des égards, avec ses moments de force, ses faiblesses sans doute, ses inconnues interpelantes aussi.
Bruno Peeters
Bruxelles, La Monnaie, le 23 décembre 2014

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