Belle et funèbre Aïda à l’Opéra de Paris

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Choisie pour mettre en scène  Aïda, l’iranienne Shirin Neshat confirme son talent internationalement reconnu pour la photographie. Le problème est que l’image « en soi » se suffit à elle-même ; elle invite à la contemplation plus qu’à l’action si bien que l’adéquation avec le « grand opéra français » ou « opéra monumental italien » comme on voudra, ne va pas de soi. Par ailleurs, la vidéaste exilée très jeune aux États-Unis, raconte que, lors de son retour au pays natal, les couleurs avaient disparu et qu’elle ne vit autour d’elle qu’un monde noir et blanc. Appliquer ce traitement au chef-d’œuvre de Verdi le voue à la sévérité d’une esthétique scandinave voire japonaise à laquelle on n’associe pas spontanément la partition du « Cygne de Busseto ».  Enfin, la défense d’une cause, aussi noble soit-elle, met l’œuvre à son service de telle sorte que la logique de la plaidoirie et celle du drame lyrique tendent à se neutraliser. 

Les projections de visages exsangues, graves et  beaux, les silhouettes noires de femmes creusant frénétiquement des tombes dans le désert, les exactions filmées en noir et blanc au ralenti, les ombres masquées aux coiffures pointues surdimensionnées pour mieux écraser les protagonistes n’ont ainsi qu’un lointain rapport avec le sujet. Les tableaux d’un subtil raffinement esthétique, dénoncent à juste titre la tragédie perse mais détournent de la progression dramatique. En dépit de révisions successives effectuées pour les représentations de Salzbourg en 2017 et 2022, l’ascétisme funéraire de cette mise en scène développe sa propre et puissante dynamique; monochrome, il bannit la luxuriance, la profusion, l’exaltation latine du courage, de l’amour et de la paix -dernier mot du livret-.

La partition écrite pour l’inauguration du canal de Suez était destinée au vice-roi d’Égypte Ismaïl Pacha, souverain ottoman soucieux d’affirmer sa domination sur l’Éthiopie qui faisait obstacle au commerce avec la Corne de l’Afrique. Dans son exultation nationaliste cette musique se montre naturellement opulente, vigoureuse, chatoyante et déferle avec la puissance d’ un fleuve en crue. 

Mais la représentation scénique proposée ici raconte une autre histoire si bien que tout le potentiel  contenu dans la grande fresque guerrière et intimiste de Verdi s’est réfugié dans la musique. 

C’est à elle seule qu’il revient d’irriguer cet environnement aride, de suggérer des paysages, des parfums jusqu’à l’ivresse nationaliste, ce qu’elle accomplit avec panache. Sous la direction de Michele Mariotti, l’Orchestre de l’Opéra de Paris met ainsi en valeur la majesté des ensembles, les coloris orientalistes comme les passions cornéliennes. Le chef italien installe une ample respiration où s’intègrent en souplesse les interventions des chœurs et des chanteurs. Il n’escamote ni la pompe, ni la ferveur ( belle prière conduite par Margarita Polonskaya, I, 2) ni la rédemption du dernier acte. Il obtient même des chœurs un rare éventail de nuances allant jusqu’aux plus doux pianissimi. 

La distribution équilibrée ne s’articule pas seulement autour du trio central : fier Radamès, chef de guerre au chant altier (Piotr Beczala), Aïda vulnérable et forte à la fois (Saioa Hernandez) dont les aigus irisés compensent un médium fragile et Amneris (Eve-Maud Hubeaux) au caractère composite allant de la jalousie au pardon qui perd en homogénéité ce qu’elle gagne en spectaculaire. 

Aux nobles voix graves du roi (Krzysztof Bączyk) et de l’implacable Ramfis (Alexander Köpeczi), se joint la plénitude de timbre et de phrasé du baryton Roman Burdenko (Amonasro). Citons également la vaillante intervention du messager Manase Latu.

Le parti-pris d’austérité se concrétise sur le plateau tournant par un cube blanc, en creux, qui se divise. Masses statiques, gestuelle minimaliste – Amneris par exemple fait cent fois  furieusement voltiger son étole - la direction d’acteur reste sommaire. Est-ce la perception orientale du temps qui engendre une sensation d’ immobilisme et suscite les protestations du public pendant les précipités ? Qu’importe, puisqu’ en définitive, c’est le génie de Verdi qui triomphe du désespoir et de la culpabilité. 

A Rome, pendant les nuits d’été, il arrive que l’on joue Aïda dans le Forum. Les trompettes, alors, ne veillent pas des cadavres comme ce soir mais sonnent joyeusement sous les étoiles.  

Paris, Opera Bastille, 28 septembre

Bénédicte Palaux Simonnet

Crédits photographiques : Bernd Uhlig

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