Can Çakmur éblouissant dans Schoenberg et inégal dans Schubert

par

Schubert +.  Franz Schubert (1797-1828) : Sonates pour piano en la mineur, D. 537  (1817) et en la majeur, D. 959 (1828). Arnold Schoenberg (1874-1951) : Trois Klavierstücke, Op. 11 (1909). Can Çakmur (piano). 2023. Livret en anglais, allemand et français. 79’ 58”. Bis BIS-2650

Après l’exceptionnelle réussite de sa version du Schwanengesang de Schubert dans la transcription pour piano de Liszt (saluée dans nos colonnes par un Joker absolu), Can Çakmur s’attaque à présent pour Bis à une ambitieuse série Schubert + où il se propose d’enregistrer les principales oeuvres pour piano (hors fragments) de Schubert, auxquelles s’ajouteront des compositions d’autres auteurs dont la musique présente une parenté, directe ou indirecte, avec les oeuvres de celui-ci. 

C’est ainsi qu’il s’inspire des écrits d’Alfred Brendel qui établit un parallèle entre le caractère agité de la section centrale de l’Andantino de la Sonate en la majeur de Schubert et la troisième des pièces de l’Opus 11 de Schoenberg pour intercaler, entre les deux Sonates de Schubert proposées ici, cet ensemble de trois pièces de cet autre grand musicien viennois. La vision que donne Can Çakmur de cette oeuvre, chef-d’oeuvre de la période atonale du compositeur, est une réussite exceptionnelle et probablement la plus belle version de la discographie. En effet, le jeune pianiste turc aborde cette musique -si honteusement négligée au concert où le nom du compositeur suffit à faire fuir les foules- avec une aisance et un naturel confondants et en fait ressortir toute l’étrange et vénéneuse beauté. 

Dans le cas des deux Sonates de Schubert gravées ici, certains partis pris de l’artiste peuvent irriter, comme cet abus des accords arpégés (non notés comme tels par Schubert) et de nombreux micro-décalages main gauche-main droite. De même, certaines hésitations agogiques en milieu de phrases paraissent peu naturelles. 

Pour ce qui est de la Sonate en la mineur qui ouvre le programme, l’introduction brutale et sans tendresse du premier mouvement surprend, de même que les traits en doubles-croches descendantes assez mal définis. En dépit de l’intelligence et de la personnalité de l’artiste, une simple comparaison avec l’irrésistible pulsion, la franchise et la luminosité de Wilhelm Kempff (DG) dans ce même mouvement ne sont pas à l’avantage du jeune interprète. 

Le deuxième mouvement, Allegretto quasi andantino, laisse une impression mitigée. Le début est joué avec simplicité, quoique de façon assez sèche. En revanche, Can Çakmur fait entendre de belles choses dans les épisodes des mesures 59-70, puis 71-95 auxquelles il confère un caractère de dépouillement quasi hypnotique, la mélodie en octaves à la main droite se détachant mystérieusement sur fond d’accords staccato en croches, le tout en respectant scrupuleusement les nuances pp presque uniment prescrites. Cet épisode illustre bien l’intelligence du pianiste qui comprend que les indications dynamiques sont relatives et qu’un forte ne doit pas tonner par rapport au pp qui précède. L’Allegro vivace final est enlevé avec une belle et juvénile énergie. 

C’est la grande Sonate en la majeur, D. 959, l’un des chefs-d’oeuvre du piano schubertien qui conclut ce disque. Ce couplage n’est pas le fruit du hasard car, comme l’explique le pianiste dans l’intéressant livret qui accompagne cette parution, le thème du finale de cette avant-dernière sonate du compositeur est directement tiré du mouvement lent de la Sonate D. 537.

En dépit de certains maniérismes relevés plus haut, l’approche de Can Çakmur se révèle ici nettement  plus convaincante. On apprécie dès l’abord son extrême finesse dans le traitement de la musique, mais aussi une certaine retenue dans l’expression et le refus d’étaler le sentiment. Après un début feutré, le poignant Andantino est joué avec une belle liberté expressive et une réelle culture du son. Les ff sont assénés comme autant de coups de poignards alors que les claudicants triolets de notes répétées à la main droite sont comme désincarnés. Les accords arpégés -tels que notés dans la partition- qui précèdent les deux accords finaux sont sinistrement grommelants. Après un Scherzo qui offre un moment de détente relatif mais bienvenu, c’est un Rondo lumineux, solaire presque, qui conclut l’oeuvre. Çakmur s’y montre étonnamment serein, élégant, classique même. Si ce mouvement final n’a pas le caractère de course à l’abîme hallucinée que l’on retrouve dans les plus grandes interprétations de l’oeuvre (Serkin, Cassard, Lupu, Brendel pour ne mentionner qu’eux), l’interprétation est de haute tenue. Mentionnons enfin qu’en dépit de l’excellence habituelle des prises de son de la firme suédoise, le piano Shigeru Kawai est capté ici d’assez près dans une acoustique un peu confinée. 

Patrice Lieberman

Son : 8  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10 (Schoenberg) ; 7 (D. 537) : 9 (D. 959)

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