Captivantes improvisations de Jean-Pierre Leguay à Notre-Dame de Paris
Des Pas sur mon Chemin. Jean-Pierre Leguay (*1939), improvisations à l’orgue de Notre-Dame de Paris : Aube ; Dialogue et Nuée ; Monodie et Monodie Tropée ; Carillon I ; Carillon II ; Alternances ; Vocalise ; Arabesques. Jean-Pierre Leguay, orgue. Mars 2004 à novembre 2013. Livret en français, anglais. TT 77’52. Hortus 214
Le 6 mars 1984 disparaissait Pierre Cochereau, laissant la tribune de Notre-Dame orpheline de son célèbre organiste. L’année suivante furent nommés quatre successeurs, renouant avec la pratique d’Ancien-Régime du service par quartiers : Yves Devernay, Olivier Latry, Philippe Lefevre et Jean-Pierre Leguay, qui céda sa place à Vincent Dubois en 2016. Paru en 2019, un ouvrage chez L’Harmattan dressait de Jean-Pierre Leguay le « portrait d’un compositeur et improvisateur » dont témoigne une abondante discographie. En 2010, un CD Improvisations chez Ifo, par l’auteur à sa tribune parisienne, était récompensé par le Preis der Deutschen Schallplattenkritik.
Le présent album propose une autre facette de cet art : un panel d’enregistrements réalisés sur une dizaine d’années, entre 2004 et 2013, et présentés « non chronologiquement, mais plutôt à la manière d’une narration, avec ses méandres, ses rebonds, ses reliefs, ses diversités, ses aérations » nous dit la notice, poétiquement rédigée et décrivant chaque pièce. À l’instar de Claude Debussy dont le titre des Préludes pour piano apparaît à la fin de la partition, pour ne pas influencer l’imagination de l’auditeur, ces dix improvisations ont été nommées a posteriori, en s’inspirant « de leurs allures individuelles, mais sans proposer de réels programmes ».
L’itinéraire débute par Aube, issue d’un concert de juin 2005 à l’occasion du vingtième anniversaire de la nomination des quatre co-titulaires. Selon le contexte des sessions, la majorité des autres pièces dérive du calendrier liturgique : Avent (Dialogue), Pâques (Carillon I illustrant le graduel grégorien Haec Dies), Assomption (Carillon II, sur deux thèmes du culte marial, dont l’hymne Ave Maris Stella qui alimente aussi Alternances). Sans pouvoir synthétiser le riche lexique des procédés, ni vouloir déflorer la magie de l’instant, on mentionnera quelques vecteurs et marqueurs.
En plusieurs exemples, la disruption se focalise progressivement : Aube qui se convulse puis converge vers l’apaisement, Vocalise qui s’agite de borborygmes sur les anches et grognements intestins puis s’organise en sourdes reptations, comme un grotesque défilé de gargouilles. Le comique se dispute à l’étrange. Autre involution pour Nuée dont le grouillement d’accords dissonants se tamise et se tarit. Variations d’entropie encore pour Dialogue, dont les lignes en mélodie de timbres semblent peu à peu se disjoindre, se brouiller en presbytie, avant de s’aplanir, se fluidifier dans une lumière nouvelle.
Le magnifique, fastueux, pyrotechnique Carillon I honore les fresques de l’école symphonique, et contraste avec les climats raréfiés de Monodie tropée, ouatés sur les soubassements (la fin, écartelée sur un ambitus extrême, telle une morbide exhalaison de miasmes sur un plancher d’abysse). Encore plus condensé, Arabesques exploite une tessiture et une palette restreintes, comme un lacis initiatique qui prolifère autour d’une hauteur constante, et se décante dans les limbes.
Capté sur le vif, à une console qui ne lui oppose aucun secret, le laboratoire poétique de Jean-Pierre Leguay s’expose dans toute son invention, sa diversité, sa suggestivité. Une heure vingt d’un captivant portrait-panorama où le temps passe vite. Le voyage ne saurait se résumer à un catalogue d’effets ni même à une science de sorcier, mais rayonne surtout d’une pensée intense et volontiers humaniste, où l’imagerie se projette du cœur, de l’introspection et non de la sèche cérébralité. L’écriture souvent atonale se trouve ainsi contrebalancée par le généreux Carillon II, d’un sentiment puissamment romantique, et se dialectise dans Alternances, partagées entre tintinnabulements sur les Mixtures et vocalité hymnique, scandée sur le chœur des Clarinettes puis à toute force, saluée d’applaudissements. Un enthousiasme qui confirme l’attrait d’un disque constamment fascinant, digne tribut au génie de l’auteur-interprète.
Son : 8,5 – Livret : 8,5 – Répertoire &Interprétation : 10
Christophe Steyne