Chopin, Anne Gastinel et Claire Désert : le bonheur du partage
Frédéric Chopin (1810-1849) : Sonate pour violoncelle et piano en sol mineur op. 65 ; Introduction et polonaise brillante en do majeur op. 3 ; Nocturnes op. 9 n°2, arrangement par David Popper, et n° 20 b. 49, arrangement par Gregor Piatigorsky. Frédéric Chopin et Auguste Franchomme (1808-1884) : Grand duo concertant pour piano et violoncelle sur des thèmes de Robert le diable b. 70. Anne Gastinel, violoncelle ; Claire Désert, piano. 2021. Notice en français et en anglais. 61.54. Naïve V5467.
A une exception près (le Trio op. 8), ce nouvel album Naïve est une quasi-intégrale de la musique pour violoncelle de Chopin, à laquelle ont été ajoutés deux arrangements de Nocturnes. Comme elle l’explique dans la notice (un entretien avec Claire Boisteau), l’intention d’Anne Gastinel était de construire un programme de sonates dans une configuration à deux. En l’occurrence avec Claire Désert, qui a déjà été sa partenaire pour des pages de Franck, Poulenc, Debussy ou Schubert. Au cours de ce même entretien, Anne Gastinel souligne le jeu commun qui garde constamment une grande spontanéité, tandis que Claire Désert évoque de son côté la pureté et la simplicité avec lesquelles (Anne Gastinel) s’est approprié la vocalité de Chopin. Le résultat de cette belle complicité est marqué du sceau de l’expressivité sensible et de la virtuosité sans affectation.
Le morceau de choix, c’est bien sûr la Sonate op. 65 de 1845/46, année où naissent la Barcarolle op. 60, des nocturnes et des mazurkas. Cette superbe partition est ici servie par un mélange de timbres équilibré, des élans mélodiques à la fois spontanés, raffinés et intériorisés. La recherche de la virtuosité n’est pas gratuite, elle vient couronner une profondeur de l’approche mutuelle, avec une retenue illuminée de clarté par la pianiste, et une chaleur lyrique par la violoncelliste. L’écoute complice est incessante, et atteint des sommets aussi bien dans l’harmonie inspirante du Scherzo que dans le Largo, dont les couleurs feutrées semblent vouloir mettre en évidence des demi-teintes qui racontent un discours aux accents rêveurs, surgissant de nuits enchantées.
L’Introduction et Polonaise brillante op.3 est de 1829, époque où Chopin donne des leçons à la charmante fille du Prince Radziwill. La version jouée ici n’est pas la partition originale, mais celle éditée par Maurice Gendron, qui invite les deux instruments à partager la même virtuosité, précise Anne Gastinel. On se laisse emporter par une ardeur juvénile, par les chatoiements du piano et les thèmes chantants du violoncelle. En moins de neuf minutes, les deux partenaires créent un univers attrayant au sein duquel le raffinement, celui d’une musique de salon qui fait valoir ses titres de noblesse, est prioritaire.
Le morceau de circonstance qu’est le Grand duo concertant sur des thèmes de Robert le diable date de 1832-33 et est dû à une collaboration entre Chopin et un virtuose du temps, Auguste Franchomme, qui avait noué des liens d’amitié avec lui (et aussi avec Mendelssohn lors du passage à Paris de ce dernier en 1831). De son côté, Chopin avait apprécié la même année l’opéra de Meyerbeer, auquel il avait assisté. D’où cette page divertissante de près de treize minutes, dans l’esprit des inspirations découlant des goûts de l’époque pour la transposition des opéras. Il suffit ici de se laisser aller à un échange qui rappelle avec finesse l’espace vocal.
Deux Nocturnes complètent l’affiche. Le premier, qui sert d’ouverture à l’album, est un arrangement de David Popper (1843-1913), violoncelliste austro-hongrois né à Prague, célèbre de son vivant, qui fut professeur au Conservatoire de Bruxelles après l’avoir été à Budapest. Il s’agit d’un extrait de ses Perles musicales de 1883. L’autre nocturne, placé en fin de récital, est un arrangement de Gregor Piatigorsky (1903-1976), violoncelliste ukrainien naturalisé américain que Furtwängler avait remarqué et qui accepta le poste de premier titulaire du Philharmonique de Berlin avant d’entamer une brillante carrière internationale de soliste. On admire l’intelligence avec laquelle ces deux grandes figures reproduisent le climat émouvant des pages pianistiques du Polonais. Dans la notice, Claire Désert signale que les transcriptions des deux nocturnes apportent une respiration au cœur du programme. Si l’on prend cette remarque au pied de la lettre, on devrait les retrouver au milieu de l’enregistrement, logiquement entre la Sonate op. 65 et l’opus 3, ce qui n’est pas le cas puisque, répétons-le, ils figurent en début et en fin de disque. Nous suggérons au mélomane de faire l’expérience en programmant sur sa chaîne un tel ordre de passage. L’espace de respiration précisé par la pianiste prend alors tout sa signification.
Voilà un très bel hommage à Chopin, servi par des artistes complémentaires dans leur approche sensible. Un petit texte personnel signé par Anne Gastinel, dont nous avons utilisé des mots pour intituler notre article, présente ce projet comme « un cadeau » à diverses facettes. Il y est question notamment des actuels temps bien moroses pour nous tous. Les deux virtuoses, avec cet enregistrement effectué en février 2021 au Studio MC2 à Grenoble dans une belle prise de son, nous offrent en tout cas un beau moment de sérénité.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix