Le pianiste Joseph Moog confirme Max Reger dans la ligne de Brahms

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Max Reger (1873-1916) : Concerto pour piano et orchestre en fa mineur op. 114. Six Intermezzi op. 45. Joseph Moog, piano ; Deutsche Radio Philharmonie, direction Nicholas Milton. 2017/18. Notice en anglais et en allemand. 61.28. Onyx 4235. 

La brièveté de l’existence de Max Reger, décédé d’une crise cardiaque à l’âge de 43 ans, ne l’a pas empêché de laisser derrière lui une production abondante. Cet originaire d’un village de Bavière étudie l’orgue et le piano avec son père avant de suivre à Wiesbaden l’enseignement de Hugo Riemann (1849-1919), musicologue réputé, auteur d’un dictionnaire qui porte son nom. Sa carrière se fera à Munich, puis à Leipzig où il enseigne, à la Cour de Meiningen où il sera kapellmeister, et à Iéna avant un retour à Leipzig où il meurt. Il laisse derrière lui de nombreuses pages pour orchestre, de la musique de chambre, des lieder, de remarquables œuvres pour orgue et pour piano, ainsi qu’un Concerto pour piano dont les grandes qualités ne connaissent pas le succès public qu’il mériterait. Il est cependant mis en valeur par une discographie de qualité, longtemps dominée par Rudolf Serkin avec Eugène Ormandy à Philadelphie (CBS). Des versions plus récentes ont traduit la force vitale de la partition : Gerhard Oppitz à Bamberg avec Host Stein (Koch Schwann), Michael Korstick et le Munchner Rundfunk mené par Ulf Schirmer (CPO), Love Derwinger à Norköpping avec Leif Segerstam (BIS), ou Marc-André Hamelin et le RSO Berlin dirigé par Ilan Volkov (Hyperion).

Composé en un peu plus de deux mois en 1910, ce concerto aux vastes dimensions a été dédié par Reger à son élève Frieda Kwast-Hodapp (1880-1949), qui l’impressionna en jouant devant lui ses propres Variations et Fugue sur un thème de J.S. Bach de 1904. La jeune virtuose assura la création au Gewandhaus de Leipzig, sous la direction d’Artur Nikisch, le 15 décembre 1910. Le compositeur a lui-même parlé de son concerto comme d’« une symphonie avec un piano obligé », le dialogue entre la masse orchestrale et le clavier se traduisant de manière très dramatique et contrastée dans le majestueux Allegro moderato initial. Reger, qui demeure dans la tradition romantique, ne cache pas son inscription dans la ligne de Brahms, avec de grands élans mélodiques et une tension permanente, traversée d’éclats tumultueux. Le Largo con gran espressione qui suit, revêtu d’un intense lyrisme, est imprégné d’un choral de la Passion selon Saint Mathieu de Bach, Wenn ich einmal soll scheiden. La beauté de ce mouvement provoque une vive émotion chez l’auditeur. Le Finale, Allegretto con spirito, est fougueux et volontaire ; il n’atteint peut-être pas tout à fait la hauteur de vue des deux mouvements qui le précèdent, mais sa virtuosité emporte l’adhésion.

Le pianiste allemand Joseph Moog propose de ce concerto une version de grande classe. Né à Ludwigshafen en 1987 dans une famille de musiciens, il a joué du piano dès ses quatre ans, et a étudié à Karlsruhe, à Würzburg et à Hanovre. Il s’est produit en concert dès l’âge de douze ans, et s’est mis aussi très jeune à la composition. Sa discographie, déjà copieuse, s’attarde à des compositeurs moins fréquentés (Godowski, Moszkowski, Busoni), mais sert aussi des concertos de Liszt, Anton Rubinstein, Rachmaninov et Grieg, ou, en 2017 puis en 2020, déjà pour Onyx, les deux concertos de Brahms, dans une remarquable approche technique et sonore (voir article de Patrice Lieberman du 5 mars 2021). Celle-ci se retrouve dans l’œuvre de Reger, que Moog prend à bras-le-corps, soulignant avec clarté et intensité la dimension architecturale et les nuances colorées, puis la poésie sensible d’un superbe Largo qu’il laisse respirer, et enfin le dynamisme conclusif, sans effets ni grandiloquence. Le chef australien Nicholas Milton (°1968) et la Deutsche Radio Philharmonie, déjà partenaires de Moog pour les deux concertos de Brahms, sont d’excellents partenaires pour traduire cet univers issu de la grande tradition romantique, proposé dans un climat noble et altier. On classera cette version au premier rang de notre siècle, à côté de celle de Marc-André Hamelin, aux traits parfois plus acérés. 

Les Six Intermezzi op. 45 de 1900 qui complètent le programme ont été dédiés à la pianiste autrichienne Ella Kerndl (1863-1940). Max Reger en a lui-même enregistré deux en 1905 pour le procédé Welte-Mignon (réédition chez Dal Segno). Joseph Moog traduit parfaitement les accents dynamiques du n° 1, la grâce infinie du n° 2 ou la lenteur fantasque du n° 3. L’humour requis pour le n° 4, la sombre énergie vitale du n° 5 et la virtuosité bondissante du n° 6 indiquent un virtuose engagé, maître de son jeu et capable de traduire toutes les inflexions de l’inspiration du maître allemand. Joseph Moog fait aisément figure de référence moderne pour ces morceaux séduisants, laissant derrière lui John Buttrick (Jecklin) ou Markus Becker dans son intégrale de l’œuvre pianistique de Max Reger (Thorofon). 

Excellente prise de son pour cet album enregistré en 2017 (Concerto) et en 2018 (Intermezzi) dans un studio SWR de Kaiserslautern. Il serait judicieux de rendre plus souvent accessible ce répertoire, trop peu affiché en salles de concert. 

Son : 9  Notice : 6  Répertoire : 9  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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