Cinquième de Bruckner : deux transcriptions à l’orgue, en première mondiale
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie 5 en si bémol majeur WAB 105 [transcription Gerd Schaller]. Gerd Schaller, orgue de l’ancienne abbaye cistercienne d’Ebrach. Novembre 2022. Livret en allemand, anglais. TT 72’32. Profil Hänssler PH23014
Anton Bruckner (1824-1896) : Symphonie 5 en si bémol majeur WAB 105 [version 1873-1877, transcription Erwin Horn]. Hansjörg Albrecht, orgue de l’église St. Margaret de Munich. Août-octobre 2022. Livret en allemand, anglais. TT 76’25. OEHMS Classics OC 481
L'actualité confronte deux transcriptions pour orgue de la symphonie no 5 de Bruckner, captées l'an dernier et annoncées chacune comme « world premiere recording ». Après une intégrale symphonique enregistrée avec la Philharmonie Festiva, créée pour le festival d'été d'Ebrach en Franconie, Gerd Schaller va-t-il s'engager dans une complète réplication pour les tuyaux ? En 2020, il avait déjà gravé la symphonie no 9 (version avec Final reconstitué) à la console de la même abbaye qui avait accueilli son projet orchestral et dont l'interprète, dans le livret sous forme d'interview, vante l'acoustique à la fois ample et modérément réverbérée, grâce au décor en stuc et aux stalles boisées.
C'est sous les mêmes voûtes qu'il poursuit ici avec la symphonie en si bémol, jouée selon son propre arrangement. En septembre 2014, les lignes de Bernard Postiau n’étaient pas clémentes envers l'interprétation orchestrale. La mouture organistique rencontre évidemment bien moindre concurrence puisqu'elle s'inscrit dans une discographie quasi vierge, déflorée par Hansjörg Albrecht quelques mois auparavant. Construit en 1984, l'orgue d'une petite soixantaine de jeux sédimente plusieurs esthétiques : deux claviers d'essence baroque recyclant environ huit cents tuyaux de l'état de 1742, un clavier expressif d'esprit romantique emprunté à l'état de 1902, un quatrième clavier d'anches et mutations. On notera que le Hauptwerk ne dispose d'aucun 16' et que la pédale ne compte qu'un seul 32' (Untersatz), contribuant à alléger la trame.
La notice estime que dans aucune autre œuvre de Bruckner le contrepoint ne joue un rôle aussi important qu'ici. Gerd Schaller y explique aussi qu'il n'a pas cherché à imiter le modèle orchestral : effectivement son approche sonne avec clarté et précision, dans une veine qu'on qualifierait de néoclassique, optimisant l'articulation et la transparence polyphoniques. Sans s’auréoler de mysticisme, le discours est porté par des tempos qui jamais ne traînent, au service d'un discours particulièrement serré et efficace dans l'Allegro, le Scherzo et le Final fugué. L'interprète convainc par sa lecture tout à fait appropriée à la tribune du lieu, et qui au podium rappellerait les pragmatiques élucidations d'un Günter Wand et l'élan dionysiaque d'un Eugen Jochum.

Quant à lui, pour la sixième étape de son intégrale en cours, Hansjörg Albrecht reste fidèle aux transcriptions réalisées par Erwin Horn, et a choisi une console aux ressources plus fournies que son confrère et plus denses dans le grave (76 jeux, dont seize en 16' et cinq en 32') bien qu’à l’écoute les basses ne soient ni envahissantes ni même fondatrices. Malgré la vaste acoustique de l’église St. Margaret, la perspective reste plutôt compacte et tend à congestionner les tutti. Contrairement à Gerd Schaller, l’interprète semble ici briguer une palette orchestrale, que conforte un arrangement résolu à ne rien laisser perdre du texte original, tant pour la gamme dynamique que la variété des couleurs et textures. Les gradations s’y étagent en un large spectre de nuances, qui profitent aux ambiances religieuses de l’Adagio.
En revanche, une vaporeuse solennité tend à estomper la netteté des idées du premier mouvement, dont le fougueux thème principal (2’43) apparaît émoussé. Et le Scherzo se noie dans l’écho de la nef, d’autant que les registrations fantomatiques et rodeuses effilochent le discours. Au premier chef le Final, dont les passages touffus perdent en lisibilité, et dont les transitions dissipent la tension. À la fois dilatée et poreuse, son éloquence n’engrène pas la redoutable machination qu'on en attendrait. Subjectivement, l'interprétation s'entend étirée sur de divines longueurs ; le déploiement courtise l'infini, et justifierait incidemment les coupures préconisées par certains maestros, dont Gustav Mahler qui regrettait le caractère hétéroclite de cette symphonie, parmi les plus ardues de l'auteur. On salue volontiers le regard poétique, l’imagination narrative et l’inépuisable magie sonore de cette exécution munichoise, mais ses filandreux sortilèges, même s’ils innervent la spiritualité de la partition, en atténuent hélas aussi la force rhétorique que Gerd Schaller, dans une optique certes peut-être réductrice, réussissait du moins à unifier.
À l’instar des précédents volumes, le programme est complété par une création inspirée par l'opus de Bruckner, en l'occurrence un Poème de Françoise Choveaux, née en 1953 et initialement formée au conservatoire de Lille. Pour des raisons de minutage, il n'est pas inclus sur le CD, mais rendu accessible sur YouTube.
Christophe Steyne
Profil = Son : 9 – Livret : 7,5 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 9,5
Oehms = Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9,5 – Interprétation : 8