Philippe Bianconi et le piano de Ravel, entre lumière et ombre
Maurice Ravel (1875-1937) : L’œuvre pour piano seul ; Ma mère l’Oye pour piano à quatre mains. Philippe Bianconi ; Clément Lefebvre (pour Ma mère l’Oye). 2022. Notice en français, en anglais et en japonais. 143’00’’. Un album de deux CD La Dolce Volta LDV 109.0.
Formé au Conservatoire de Nice, sa ville natale, Philippe Bianconi (°1960) participe très jeune à des concours, sous l’impulsion de Pierre Cochereau, alors directeur de l’institution. Il remporte un premier prix à Belgrade (il a 17 ans), puis à Cleveland en 1981, avant de se classer deuxième, quatre ans plus tard, au Concours Van Cliburn, remporté par le Brésilien José Feghali, le Britannique Barry Douglas étant troisième. A son programme, Bianconi a déjà inscrit un extrait des Miroirs de Ravel. Dès 1987, il se produit à Carnegie Hall, sa carrière internationale est lancée. Il se révèle aussi un accompagnateur de premier ordre en signant avec Hermann Prey les trois grands cycles de lieder de Schubert au milieu des années 1980 (Denon). Bientôt, il se produit dans le monde entier et ses disques, y compris de musique de chambre, sont applaudis. Entre 2015 et 2021, il est gratifié à trois reprises par des Jokers de Crescendo pour des récitals, déjà parus à La Dolce Volta, consacrés à Chopin, Schumann et Debussy.
Près de trois décennies se sont écoulées depuis que Philippe Bianconi a proposé une première intégrale de l’œuvre pour piano seul de Ravel chez Lyrinx. Du 11 au 18 juin 2022, il a remis le couvert dans la Grande Salle de Arsenal-Metz en Scènes. Dans un copieux entretien qui sert de notice, Bianconi explique le sens de sa démarche actuelle : Ce nouvel enregistrement a rendu plus fort et plus personnel le rapport que j’ai depuis toujours à l’œuvre de Ravel. J’ai redécouvert le bonheur du son ravélien, mais j’ai également pris la mesure de la face sombre de sa musique. Avec le temps, et lors de cette année que j’ai passée à travailler avant l’enregistrement, j’ai réalisé que je l’avais auparavant perçue de façon plutôt univoque : irradiante, diurne et claire. On lira avec le plus grand intérêt la dizaine de pages dans lesquelles le pianiste évoque une série de thèmes, comme la part de solitude que l’on peut percevoir chez le compositeur, notamment dans l’Alborada del gracioso ou dans Une barque sur l’océan, le terme « expressif » que l’on trouve de façon récurrente dans ses partitions, la pudeur, la rigueur, la sensualité, le lyrisme, la couleur pianistique ou la richesse de ses petites pièces. Bianconi souligne encore la nécessité du tact et de la subtilité nécessitée par des inflexions très fines, et insiste sur la liberté de l’interprète qui, dans un tel contexte, veillera à ne pas appuyer ou rechercher les effets, à laisser la phrase s’épanouir, la laisser respirer tout en s’efforçant d’être expressif.
Tout est dit dans cet entretien passionnant, dont on salue l’initiative de l’éditeur (ce n’est pas la première fois : le Debussy de 2020 en proposait un autre). Ce que nous résumons, brièvement, des propos de Bianconi se trouve mis en évidence à chaque instant de ce remarquable album de deux disques qui donne de l’œuvre pour piano seul de Ravel une vision d’une élégance exemplaire. Celle-ci se manifeste dès les Jeux d’eau transparents qui ouvrent le programme, avant des Miroirs au sein desquels les remarques relevées dans l’entretien (ah ! ces Oiseaux tristes !) sont appliquées, entre austérité et sensualité. La Pavane pour une infante défunte étale sa grâce, la Sonatine se déroule entre ravissement et générosité. Et quelle beauté dans la sonorité ! On apprécie hautement les Valses nobles et sentimentales dont les deux adjectifs sont signes de sensibilité et d’émotion. Elles sont investies de moments entre lumière et ombre que Gaspard de la nuit va porter à son paroxysme: une Ondine cristalline, un Gibet blafard, un Scarbo qui effleure le fantastique, sans sombrer dans la tentation de la virtuosité. Quant au Tombeau de Couperin, il est chargé de pudeur, alors que le Menuet antique respire la fluidité.
Chaque approche de Bianconi se révèle d’un grand équilibre. Il souligne aussi, dans l’entretien, le fait que son caractère ne le pousse pas à l’extravagance, défaut que Ravel craignait en raison des tempéraments parfois trop envahissants des interprètes de son époque. Son parcours captive en raison d’un style assumé entre intensité et délicatesse, qui trouve aussi son épanouissement dans la série de petites pièces, qualifiées par Bianconi de bijoux. Il les cisèle avec un art consommé, entre saveur de l’instant, charme fugace et lyrisme prenant. En complément de l’intégrale, on découvre une délicieuse version à quatre mains de Ma mère l’Oye, partagée avec Clément Lefebvre, lauréat du Concours Long-Thibaud-Crespin en 2019, qui a gravé lui-même un récital Ravel en 2021 chez Évidence.
Cette intégrale démontre à quel point Philippe Bianconi a poursuivi une longue réflexion sur ce corpus de Ravel. Son intelligence sensible, la maturité de son approche, entre lumière et ombre, le tout servi par une technique de haute volée, avec un jeu de pédales savamment dosé, place cet album indispensable et superbement présenté sur le premier rayon moderne de toute discothèque ravélienne.
Son : 9 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix