Compositeurs hongrois et polonais au cours de la terrible année 1948

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Endre Szervánszky (1911-1977) : Sérénade pour cordes. Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) : Concertino pour violon et orchestre à cordes op. 42. Reszö Sugár (1919-1988) : Divertimento pour cordes. Grażyna Bacewicz (1909-1969) : Concerto pour orchestre à cordes. Orchestre de chambre Erdödy, direction et soliste : Zsolt Szefcsik. 2021. Notice en hongrois, en polonais et en anglais. 73.29. Dux 1802.

En janvier 1948, devant plusieurs dizaines de compositeurs réunis au Comité central du Kremlin, Andreï Jdanov, l’un des dirigeants du Parti communiste, prononce un discours dévastateur, accusant d’éminentes personnalités comme Prokofiev, Chostakovitch, Miaskowski, Kabalevski, Chébaline ou Khatchaturian, d’être les « principales figures dirigeantes de la tendance formaliste en musique, tendance qui est totalement fausse » (F. Lemaire, La musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques, Fayard, 1994, p. 124). On connaît la suite : Tikon Khrennikov prend les choses en main, et lors du congrès qui se tient trois mois plus tard, du 19 au 26 avril, à l’Union des Compositeurs, les plus grands noms de la musique russe seront considérés comme infréquentables, avec toutes les conséquences dommageables que l’on imagine sur leur créativité, leur vie sociale, pédagogique ou matérielle, et sur la diffusion de leurs œuvres. Le phénomène aura des répercussions dans d’autres pays du bloc communiste. 

Cette période est une année-charnière pour les musiciens des pays de l’Est. La liberté créative est remise en cause, même si les répercussions ne seront pas les mêmes pour tous. Le présent album met en valeur des compositeurs, deux pour la Hongrie, deux pour la Pologne, qui, en 1948, vivent des moments bien différents. Pour le premier pays nommé, on découvre des figures peu connues chez nous. Endre Szervánszky, issu d’une famille de musiciens, apprend la clarinette à l’Université Franz-Liszt de Budapest, avant de se consacrer à des études de composition. Devenu enseignant dès 1937, il le sera tout au long de sa carrière, marquée par des créations dans le domaine des musiques orchestrale, instrumentale et vocale, ainsi que pour le piano. Influencé par Béla Bartók et par Zoltán Kodály, il s’intéresse au folklore national et à la polyphonie classique. A partir de 1950, il se dirigera de plus en plus vers le sérialisme. Sa Sérénade pour cordes de 1947/48, est une œuvre en quatre mouvements d’essence essentiellement lyrique, aux mélodies agréables et enlevées et aux rythmes balancés, dont un Larghetto aux accents éthérés. 

Son compatriote Rezsö Sugár, né et mort à Budapest, a lui aussi étudié à l’Université Franz-Liszt, où il a suivi l’enseignement de Kodály qui l’a profondément marqué. Il a lui aussi mené une longue carrière de pédagogue entamée dès 1943. Son Divertimento, qui alterne des phases calmes, dolentes, robustes, cadencées et résolues, comme le précise chaque indication des cinq mouvements, s’inscrit lui aussi dans la ligne de la musique de son maître, avec une part de rusticité plaisante pour l’oreille. Bien structurées, baignées de mélodies avenantes, les partitions de ces deux Hongrois (celle de Sugár est une première gravure mondiale) s’inscrivent tout à fait dans la ligne nationale initiée par Kodály, inspirateur commun. Il semble que ni l’un ni l’autre, en raison de leur orientation « dans la ligne », n’ait eu à souffrir des décisions prises pour cadenasser l’inventivité musicale. 

1948 est par contre une période de souffrances pour le Polonais Mieczyslaw Weinberg qui est installé à Moscou. Le 12 janvier, son beau-père, le grand acteur juif Solomon Mikhoels, est victime d’un brutal assassinat politique. Désormais, Weinberg sera surveillé par la police secrète. Il sera même arrêté cinq ans plus tard, soupçonné d’être du complot des « blouses blanches » ; Chostakovitch interviendra pour faire libérer son ami. En cette année de tragédie familiale, le Concertino pour violon et cordes op. 42 (dont Gidon Kremer a laissé une sublime version avec la Kremerata Baltica en 2014 pour ECM) est une partition au parfum de dernier romantisme, pleine de chaleur humaine. Sa richesse mélodique touche l’auditeur, avec son introduction esquissée comme une plainte réprimée, son Adagio central émouvant après une cadence à la douleur sous-jacente, et un final qui a des senteurs de valse, teintées de mélancolie. Est-ce pour compenser l’inéluctable que Weinberg a composé cette œuvre dont la gracieuse finesse pourrait surprendre en de telles circonstances ? 

Quant à Grażyna Bacewicz, qui est originaire de Lodz, c’est à Varsovie qu’elle se forme, avant d’aller à Paris se perfectionner auprès de Nadia Boulanger. Cette créatrice prolifique, qui s’inspire de Szymanowski et du néoclassicisme, est proche de la quarantaine lorsqu’elle compose son Concerto pour cordes en 1948. Elle y transpose des réminiscences des Concertos brandebourgeois de Bach et propose une instrumentation chaleureuse rondement menée, avec un Andante pensif, avant de clôturer cette superbe partition dans une effervescence de rythmes et de couleurs nuancées. La compositrice fera fi du « réalisme soviétique » et poursuivra son parcours créatif personnel, dans la ligne de Szymanowski. 

La quinzaine de musiciens qui forme l’Orchestre de Chambre Erdödy donne une lecture convaincante de ces pages dont l’intérêt majeur se situe plus, à notre avis, du côté polonais que du côté hongrois. Cet ensemble a été fondé à Budapest en 1994 par son violon conducteur, Zsolt Szefcsik -qui est aussi le soliste de l’œuvre de Weinberg-, afin de promouvoir l’héritage musical hongrois, mais aussi les compositeurs contemporains ; il compte à son actif une quinzaine d’enregistrements. Cet album démontre la qualité de cohésion des instrumentistes dont, belle initiative, les noms figurent dans la notice, ainsi que la capacité de Szefcsik de souligner l’émotion weinbergienne. La mise en parallèle de productions de ces deux pays d’Europe centrale est une entreprise que l’on saluera comme elle le mérite.

Son : 9  Notice : 7  Répertoire : 8 (les Hongrois) - 10 (les Polonais)  Interprétation : 9

Jean Lacroix

  

 

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