Concertos pour orgue de Haendel : deux récentes parutions

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Les instruments solistes sont les vedettes de ces deux récentes parutions de concertos haendéliens. Pincés et soufflés sur claviorganum avec Bart Naessens, et en parade sur le Rieger du Musikverein de Vienne qui vient de fêter ses dix ans.

Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Concertos pour orgue en fa majeur Op. 4 no 4 HWV 292 ; en fa majeur Op. 4 no 5 HWV 293 ; en si bémol majeur Op. 7 no 1 HWV 306. Concerto pour flûte en la mineur HWV 287 (d'après le Concerto pour hautbois en sol mineur). Suite en fa majeur HWV 427. Concerto grosso en ré majeur Op. 3 no 6 HWV 317. Sonate en trio en si mineur Op. 2 no 1b HWV 386b. Bart Naessens, claviorganum. Ensemble Il Gardellino. Janvier 2015. Livret en anglais, français, allemand et néerlandais. TT 74’40. Passacaille 1060

Membre du bestiaire fabuleux de l’organologie, le claviorganum appartient à ces hybridations qui mêlent deux dispositifs de production sonore, en l’occurrence cordes pincées et tuyaux, jouables à l’unisson ou séparément. Quoique fort populaire en Europe depuis la Renaissance (son principe fut décrit en 1459 par Paulus Paulirinus) jusqu’au XVIIIe siècle (le « piano organisé » lui succédera), fort peu de spécimens survécurent. Le plus célèbre reste celui construit par le facteur anversois Lodewijk Theeuwes et conservé au Victoria and Albert Museum de Londres : on le voit sur la couverture du CD. Peut-être avez-vous déjà croisé un enregistrement de claviorganum : dans le récital Bull-Byrd-Gibbons de Gustav Leonhardt (Alpha, 2003), ou des Capricci de Frescobaldi par Jean-Marc Aymes (Ligia, 2007). Mais l’animal reste rare face aux micros. Il se répandit particulièrement sur le sol anglais (le monarque Henri VIII en possédait quatre) où on le suppose dédié à l’accompagnement plutôt que comme soliste. Sauf erreur, voici la première fois qu’un disque le documente dans Haendel. L’instrument était-il connu de l’auteur du Messie ? En joua-t-il ? Les souvenirs du musicographe Charles Burney (1726-1814) évoquant un orgue dont les touches étaient actionnées à distance par un clavecin, les variations dynamiques de l’opus 7, les indications « senza cembalo » : tous ces indices rassemblés par Bart Naessens dans le livret, à défaut de preuve, invitent à tenter l’aventure.

D’où cet album, qui permet d’entendre le claviorganum à découvert dans la Suite HWV 427, en soliste (mode combiné ou découplé) dans trois concertos, et en continuiste dans les autres pièces. Lesquelles convient le violon de Mayumi Hirasaki, la flûte de Jan De Winne, le hautbois de Marcel Ponseele, le basson d’Alain De Rijckere : autant d’interprètes émérites, attachés à Il Gardellino depuis plus de trente ans, qui garantissent la haute tenue de ces lectures. N’oublions pas que Haendel était réputé pour son jeu de clavier qualifié de « singulier », que son opus 4 était destiné « au clavecin ou orgue » (le sixième préexiste même dans une mouture pour harpe), et que l’époque était férue de transcriptions. Autant d’arguments qui plaident pour une écoute décomplexée, d’autant que Bart Naessens anime sa partie avec tant de science que de goût, sur un enchanteur exemplaire construit en 2002. L’ornementation plus délicate que surprenante ménage des phrasés élégants et fluides. L’orchestre n’est pas pléthorique (huit cordes) mais sa spatialisation dans l’AMUZ d’Anvers procure un accompagnement ample et voluptueux.

La riche discographie des concertos (certains organistes vinrent régulièrement illustrer ces partitions, ainsi Marie-Claire Alain dès les années 1950) inclut récemment les deux remarquables volumes de Lorenzo Ghielmi et sa Divina Armonia (2007 et 2012) chez le même label Passacaille. Si l’on en croit la date d’enregistrement (janvier 2015), l’éditeur nous a fait patienter pendant six ans pour ajouter à son catalogue une dépaysante perspective sur ces œuvres bien connues. On se demanderait pourquoi cet ensemble dénommé d’après le gazouillant Chardonneret de Vivaldi n’a pas annexé Le coucou et le rossignol HWV 295, mais le programme est déjà bien rempli.

Christophe Steyne

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

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Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Six Concertos pour orgue Op. 4. Six Concertos pour orgue Op. 7. Concerto en fa majeur HWV 295 « Le coucou et le rossignol ». Martin Haselböck, Jeremy Joseph, clavecin et orgue Rieger de la Salle dorée du Musikverein de Vienne. Orchester Wiener Akademie dir. Martin Haselböck. Janvier 2021. Livret en allemand et anglais. TT 81’01 + 82’49. Alpha 742 

Dans ce Londres où s’était installé Haendel, l’intense vie musicale n’allait pas sans rivalité pour attirer le public. La concurrence entre théâtres où il produisait ses opéras et oratorios poussa le compositeur à se distinguer grâce à son talent de claviériste. Ce coup médiatique engendra au milieu des années 1730 ses premiers concertos pour orgue, qui ne furent donc pas conçus pour l’église mais pour la salle de concert. On en recense seize jusqu’à l’ultime HWV 308, testament musical qui emprunte le fameux Alléluia de son Messie. Grâce à une durée généreuse, le présent double-album réunit l’intégralité des opus 4 et 7 ainsi que le populaire HWV 295.

Haendel fut un éminent organiste de l’époque : en Allemagne, Johann Mattheson le comparait même à Johann Sebastian Bach. Son buste trône juste à droite du buffet de l’instrument de la légendaire « salle dorée » du Musikverein de Vienne où cet album a été enregistré. Le 10 novembre 1872, le Dettingen Te Deum figurait d’ailleurs au baptême du 52 jeux construit par l’emblématique facteur Friedrich Ladegast. N’était la guerre franco-prussienne, Aristide Cavaillé-Coll aurait peut-être signé cet orgue pour lequel il fut sollicité ! Deux instruments plus fournis succédèrent en 1907 et 1969, celui-là établi par la firme Walcker sur les préconisations de Karl Richter qui fut un des premiers à graver ces concertos, sur le Steinmeyer (dans son état de 1936 avec traction électro-pneumatique) de la Markuskirche de Munich (Decca / Telefunken, mai-juillet 1958). Au Musikverein, l’idiosyncrasique Walcker à traction électrique mais de tonalité baroque détourna peu à peu les interprètes. Martin Haselböck fut d’ailleurs un des rares à l’enregistrer (un CD Hindemith chez Koch Schwann en 1994). En 2005, une commission envisagea une nouvelle commande, attribuée à la firme Rieger, dont le résultat fut inauguré le 26 mars 2011 : Bach, Liszt, Boëly, Widor, Messiaen avérèrent la polyvalence du répertoire qu’on peut y aborder, même si l’essence de ce 86 jeux (quatre claviers & pédalier) reste symphonique et n’est pas optimisée pour les exigences de clarté polyphonique de l’école classique. On regrette d’ailleurs que le livret ne dise un traître mot de cet orgue (!), pourtant digne d’une Ferrari selon Martin Haselböck.

On l’a compris, les ressources de cette console excèdent les exigences de ces concertos tels qu’Haendel put les jouer, et imposent des choix judicieux pour préserver l’idiome de l’anachronisme. Principaux tranchants, flûtes moelleuses, cela convainc. Même si les mixtures sonnent un peu acides et même si le HWV 306 sonne un peu constipé, on salue la pertinence des registrations choisies par Martin Haselböck et Jeremy Joseph (titulaire de la Hofburgkapelle et professeur au Conservatoire de la capitale autrichienne depuis 2019) qui se succèdent dans chacun des deux cahiers. On ne cherchera pas à opposer l’aîné et celui qui fut son élève, ou à discerner leur style, tant ils relèvent de la même école, nettement articulée, plutôt sobre mais non aride. Certes les moyens peuvent différer. On se délecte ainsi des Andante des HWV 289 et 294 non avares de magie par la seule séduction du timbre, alors que dans les mouvements lents le cadet cisèle une ornementation poète. Pour les parties et sections ad libitum laissées à l’imagination de l’interprète, Jeremy Joseph mentionne quelques-unes des sources qui inspirèrent ses improvisations, par exemple une fugue des Lessons pour la fille de Georges II.

Malgré sa vigueur et sa précision (la marche cadencée du larghetto e staccato HWV 310), la vingtaine de cordes de la Wiener Akademie renvoie hélas à une rigidité monochrome telle qu’on le déplorait dans certaines conduites baroques des années 1970. Pas toutes : on attend en vain ici cette souplesse, cette invention, cette caractérisation qui nous réjouissaient dans les interprétations du Concerto Amsterdam (avec Daniel Chorzempa, Philips) et du Concentus Musicus de Nikolaus Harnoncourt (avec Herbert Tachezi, Teldec) gravées voilà bientôt un demi-siècle. Reste un luxueux accompagnement sur papier glacé dont le brio tout germanique manque un peu de charme latin, de liberté pour s’échapper de la routine et soulever un complet enthousiasme. Au demeurant, on conseillera surtout cette parution pour le portrait inattendu de ces tuyaux, souvent vus mais rarement entendus, ceux de la prestigieuse salle aux caryatides. Son excellente acoustique contribue à l’intelligibilité de l’écoute.

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8,5

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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