De la comédie de mœurs à Homère, en passant par la Bible :  les trois opéras en un acte de Lennox Berkeley

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Lennox Berkeley (1903-1989) : A Dinner Engagement, opéra en un acte et deux scènes. Norman Lumsden (Le comte de Dunmow), Marjory Westbury (La comtesse de Dunmow), Cynthia Glover (Susan), Pamela Bowden (Mrs Kneebone), Johanna Peters (La grande-duchesse de Monteblanco), Edward Darling (Le prince Philippe), Derek Williamson (An errand Boy) ; John Wilson, piano ; BBC Northern Orchestra, direction Maurice Handford. 1966. Notice et livret en anglais. 55.31. 

Ruth, opéra en trois scènes. Elisabeth Robinson (Naomi), Soo-Bee Lee (Orpah), Alfreda Hodgson (Ruth), Peter Pears (Boaz), Thomas Hemsley (Paysan), Ronald Harvi (Narrateur) ; BBC Northern Singers ; BBC Northern Symphony Orchestra, direction Steuart Bedford. 1968. Notice et livret en anglais. 76.24. 

Castaway, opéra en quatre scènes. Geoffrey Chard (Ulysse), Patricia Clark (Nausicaa), Jean Allister (la reine Arete), Patricia Blans (Arsinoé), Verity Ann Bates (Briséis), Carolyn Maia (Ismène), James Atkins (Le Roi Alcinous), Malcolm Rivers (Laodamas), Kenneth MacDonald (Demodocus) ; English Opera Group Chorus ; English Chamber Orchestra, direction Meredith Davies. 1967. Notice et livret en anglais. 56.54. Un coffret de trois CD Lyrita REAM.2144.

Le label Lyrita persiste et signe dans l’exploitation des trésors rassemblés par son fondateur Richard Itter (1928-2014) avec cette édition de trois opéras de poche de Lennox Berkeley. Businessman et collectionneur passionné, Richard Itter enregistra à domicile, avec l’aide d’un matériel sophistiqué, des centaines de soirées musicales de la BBC sur des acétates qui ont été parfaitement conservés. Le 6 juillet 2021, nous avons présenté l’opéra Nelson de Lennox Berkeley, bénéficiaire parmi bien d’autres de cette initiative. Nous y renvoyons le lecteur pour plus de détails, ainsi que pour les aspects biographiques de ce compositeur qui s’était rendu dans sa jeunesse à Paris, où il avait reçu des leçons de Nadia Boulanger et avait été proche du Groupe des Six. Berkeley, que Benjamin Britten appréciait et soutenait, était un catholique convaincu. Son copieux et varié catalogue contient de ferventes pièces sacrées et quatre remarquables symphonies.

Déjà auteur de musiques de scène, dont certaines avant la Première Guerre mondiale, Berkeley écrit son Nelson en 1954, une vaste partition de style néoclassique dans la ligne de Verdi et de Puccini, avec de beaux moments vocaux et une orchestration colorée. A cette époque, le compositeur est en pleine maturité créatrice, après un mariage heureux en 1946 et la naissance de trois fils dont le futur compositeur Michael Berkeley. C’est au Festival d’Aldeburgh de la même année 1954 qu’a lieu la première de son opus 45, A Dinner Engagement, une comédie de mœurs qui se déroule dans la haute société. L’intrigue est amusante. Le Comte et la Comtesse de Dunmow connaissent des difficultés financières alors qu’ils doivent recevoir des invités royaux : la Grande-Duchesse de Monteblanco et son fils, le Prince Philippe. Au cours de la soirée, tout ne va pas se dérouler au mieux : le repas n’est pas préparé avec goût, l’extra engagée, Mrs Kneebone, n’est pas à la hauteur, des soucis vont survenir au niveau du four de la cuisine, un livreur va insister pour être payé sans délai… Il y aura même une discussion comique autour d’une préparation de tomates, avec introduction de mots en français. Heureusement, les hôtes ont une jolie fille, Susan, dont le charme agira sur le Prince Philippe, la soirée s’achevant sur un happy end, d’où le titre que l’on pourrait traduire par « Un dîner de fiançailles ». 

Le subtil livret est l’œuvre de Paul Dehn (1912-1976), scénariste réputé qui a écrit les paroles de films célèbres comme Goldfinger, L’Espion qui venait du froid, Le Crime de l’Orient-Express ou La Nuit des généraux, ainsi que de l’une ou l’autre Planète des singes. Cet auteur trousse avec beaucoup d’habileté un texte efficace autour duquel Berkeley peut composer un mélange d’airs et de récitatifs colorés et proposer une orchestration décontractée, dont un piano et un french horn à la manière de Britten. Avec une petite touche particulière puisque, répétons-le, la langue française apparaît, soutenue par une harpe, notamment lorsque le Prince Philippe déclare sa flamme poétique à Susan. Les protagonistes sont bien en place et en voix, notamment le couple formé par la basse Norman Lumsden et la soprano Marjory Westbury en Comte et Comtesse de Dunmow. Maurice Handford, qui a souvent été à la tête du Hallé Orchestra, dirige avec souplesse. On ne criera pas au chef-d’œuvre, sans doute, mais le divertissement est plaisant : les spectateurs de 1954 ont dû s’amuser devant cette comédie qui brise un peu les codes. L’œuvre sera reprise plusieurs fois au cours des quinze années qui vont suivre. Le présent enregistrement est une version de studio de la BBC, datant du 5 juin 1966.

Berkeley s’intéresse juste après à un sujet biblique, Ruth, dont le livret sera confié cette fois à Eric Crozier (1914-1994), très lié à Britten dont il a fait la première mise en scène de Peter Grimes en 1945 avant d’écrire pour lui les textes d’Albert Herring, Let’s Make an opera et Billy Budd. Le thème s’inspire directement du bref Livre de Ruth. La Moabite Noami, qui a quitté la Judée pour cause de famine, revient s’installer à Bethléem avec ses deux belles-filles, Oprah et Ruth, après la mort de son mari et de ses fils. Malgré un accueil qui n’est pas chaleureux, Ruth finira par épouser Boaz, un riche propriétaire terrien. Ce sujet a notamment intéressé César Franck qui en a fait un oratorio en 1846, et Victor Hugo avec son célèbre poème Booz endormi de La Légende des siècles. Pour la musique, Berkeley utilise un orchestre réduit ; aux cordes, s’ajoutent deux flûtes, un cor, un piano et des timbales. L’ensemble est bien construit et si une atmosphère que l’on qualifiera de respectueuse y circule, le compositeur n’hésite pas à insérer des accents sensuels pour symboliser la présence nocturne de Ruth aux pieds de Boaz. On notera l’importance attachée au chœur qui représente les moissonneurs, les glaneurs et le peuple de Bethléem. Dans cette version, un enregistrement de studio diffusé à la BBC le 18 août 1968, avec présence d’un narrateur, l’affiche est de grande qualité : la contralto Alfreda Hodgson (1940-1992), qui s’est produite à plusieurs reprises dans Britten mais se distingua aussi dans Bach ou Haendel, est une émouvante Ruth. Le rôle de Boaz est dévolu à Peter Pears (1910-1986) que l’on ne présente plus. Il campe le personnage du riche propriétaire avec noblesse. L’œuvre est touchante, on sent la foi qui anime Berkeley, une foi qui irradie dans les interventions choristes, en particulier celles des femmes, l’orchestre étant confié au scrupuleux Steuart Bedford, un spécialiste des opéras de Britten.

Le label Chandos a proposé en 2004, puis en 2005, une version de ces deux courts opéras, chaque fois dirigés par Richard Hickox à la tête du City of London Sinfonietta, avec une équipe où l’on retrouve deux fois Yvonne Kenny (La comtesse/Naomi) et Jean Rigby (Mrs Kneebone/Ruth). A noter la belle prestation de Marck Tucker en Boaz. Cette gravure de la troisième œuvre lyrique en un acte de Berkeley, Castaway (« Naufragé »), semble par contre être la seule disponible, Chandos ne lui ayant pas octroyé la même faveur qu’aux deux autres partitions. Le sujet est lui aussi bien connu, il se trouve dans l’Odyssée d’Homère, et l’écriture en est à nouveau confiée à Paul Dehn. Ulysse, en route vers Ithaque et son épouse Pénélope, a subi le naufrage de son navire. Nausicaa, princesse phéacienne, le recueille, blessé, sur la plage sans savoir qui il est, le soigne et l’amène chez son père, le roi Alcinous. Ulysse finira par dévoiler son identité et repartira, après avoir renoncé à la main de Nausicaa que lui offre le souverain. Destiné lui aussi au Festival d’Aldeburgh où il est créé le 3 juin 1967, Castaway offre des moments de fin lyrisme au parfum postromantique, soulignant avec émotion les sentiments naissants chez la jeune Nausicaa qui chante son attirance pour Ulysse dans un poétique écrin de cordes. Le drame est présent aussi, car Ulysse est tiraillé entre la tentation et son désir de revoir sa patrie et son épouse. Son duo avec Nausicaa au moment de vérité est touchant. Ici aussi, des interventions des choristes, dont celles de servantes, sont les bienvenues. Le baryton australien Geoffrey Chard campe un vaillant Ulysse. A ses côtés, la soprano Patricia Clark est une Nausicaa troublée et frémissante. Cette version en public a été captée par la BBC à Aldeburgh le 10 juin 1967, sept jours après la première, avec les chœurs de l’English Opera Group et l’English Chamber Orchestra, placés sous la direction fluide de Meredith Davies, autre proche de Britten dont il créa le War Requiem à Coventry en 1962.

Même si les conditions sonores sont celles de retransmissions radiophoniques et ne sont pas toujours idéales, ces versions fixées sur acétates par Richard Itter méritent cette réédition, d’autant plus que pour Castaway, on ne dispose pas d’alternative. Il faut considérer ce coffret, qui a l’avantage de réunir ces trois opéras en un acte, comme la mise à disposition judicieuse d’un répertoire peu fréquenté, mais aussi comme un éventail de ces voix anglaises qui savent si bien mettre leur patrimoine en valeur. Même si elle réservée aux anglophones, la documentation qui accompagne ce coffret ne mérite que des éloges ; on y trouve une notice explicative détaillée et le livret complet des trois opéras. Les versions Chandos d’A Dinner Engagement et de Ruth apportent une plus-value sonore qui convaincra sans doute des mélomanes de se tourner vers elles, mais le délicat lyrisme qui se dégage de Ruth chez Lyrita emporte notre adhésion. 

Son : 7,5  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix      

 

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