Dernier volume du parcours Machaut par le Orlando Consort : un témoignage inabouti ?

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The Fount of grace. Guillaume de Machaut (c1300-1377) : Donnez, signeurs ; Tu qui gregem - Plange regni - Apprehende arma ; Tant doucement me sens emprisonnez [2vv & 4vv] ; Felix Virgo - Inviolata genitrix - At te supiramus ; Hé, dame de valour ; Tres douce dame ; Je ne cesse de prier (Lay de la fonteinne) ; Christe qui lux - Veni creator spiritus - Tribulatio proxima est ; En mon cuer a un descort. The Orlando Consort. Matthew Venner, contre-ténor. Mark Dobell, Angus Smith, ténors. Donald Greig, baryton. Livret en anglais, français, allemand ; paroles en langue originale et traduction en anglais. Juillet 2022. TT 62’46. Hyperion CDA68417

À raison d’un album chaque année depuis le Livre dou Voir Dit capté en juillet 2012, l’Orlando Consort a poursuivi avec assiduité et régularité son exploration pour Hyperion de l’œuvre de Machaut, puisque voici déjà la dixième parution de ce parcours. Peut-être le chant du cygne, dans la mesure où l’ensemble vocal fondé en 1988 a tiré sa révérence voilà quelques mois. Autour de deux co-fondateurs (Angus Smith et Donald Greig), le quatuor affiche ici Matthew Venner et Mark Dobell, associés depuis l’origine à ce projet, et opportunément investis des lignes les plus agiles (motetus & triplum).

Pour l’occasion, le programme convoque divers genres poético-musicaux : lai, motets isorythmiques (Tu qui gregem - Plange regni - Apprehende arma / Felix Virgo - Inviolata genitrix - At te supiramus / Christe qui lux - Veni creator spiritus - Tribulatio proxima est), ballades à deux (Tres douce dame) et trois voix (Donnez, signeurs), rondeau (Tant doucement me sens emprisonnez, successivement chanté à deux et quatre voix) et virelai (Hé, dame de valour ; En mon cuer a un descort). On pourrait souhaiter que les chansons soient soulignées par un accompagnement de cordes pincées, ou saluer que le quatuor s’en tienne à la stricte cohérence polyphonique de l’a cappella. Parallèlement aux prévisibles sujets de l’amour courtois et des métaphores mariales, la thématique reflète aussi une préoccupation politique dans les motets tardifs, –contexte d’un royaume éprouvé par la Guerre de Cent ans, et implorent la miséricorde, l’intercession de la Vierge, quand ils n’exhortent pas à prendre les armes.

Bref, par les formes comme par le sens, c’est un panorama très complet que propose ce CD, peut-être vecteur d’une vocation testamentaire. Et étayé par un solide cénacle académique, dont Yolanda Plumley et R. Barton Palmer (éditeurs des Complete Works pour la Western Michigan University), ainsi que Jacques Boogaart qui signe une notice aussi détaillée qu’érudite.

Hélas, la réalisation ne comble pas, et s’avère hétérogène. Malgré une diction relativement idiomatique, l’articulation s’entend dépareillée, mieux compréhensible au ténor qu’au contre-ténor davantage sensible à la note qu’au mot, ce qui peut toutefois convaincre dans les mélismes introductifs du Christe qui lux. En revanche, la technique et la projection des deux vétérans de l’équipe semble poreuse et fragilisée, déstabilisant l’édifice contrapuntique. D’autant qu’un encombrant vibrato contraste avec l’émission plus droite et ouverte des voix supérieures. Pas de quoi briser l’élan et l’architecture des motets : l’expérience collective reste acquise à ces émérites spécialistes du répertoire médiévo-renaissant.

On n’en dira pas autant des passages canoniques en « chace » du Tres douce dame. Car l’interprétation de cet emblématique Lay de la fonteinne, enseigne de ce CD, pâtit d’un baryton chevrotant et d’une intonation globalement vasouillarde, qui prend l’eau quand se resserre la densité contrapuntique dans les strophes à trois. L’allégorique fontaine devient un interminable océan qui relève du pensum, d’autant que ces quelque vingt-cinq minutes sont délivrées sans plagination intermédiaire. Dans un lai de durée similaire (l’intégralité de Loyauté que point ne delay !), Marc Mauillon avait pourtant montré comment un génie de fin diseur, d’éloquent conteur, peut tenir la distance et élever la récitation à l’altitude d’une passionnante aventure lyrique. On notera que l’Orlando Consort achève la dernière strophe (« Et le joie qu’est entiere Nous vueille ottrier », -23’50) par une versification en rejet soliste qui singularise la supplique, contrairement à la prestation du Medieval Ensemble of London (L’Oiseau-Lyre, 1983) qui concluait à trois. Cet ancien témoignage des frères Davies émeut toujours pour son extatique solennité et sa ferveur dévotionnelle. On peut toutefois lui préférer le déploiement sonore plus ample et la conduite plus serrée de l’Hilliard Ensemble (Hyperion, 1989). Et toujours succomber aux voix vacillantes mais d’une incomparable magie expressive du Studio der Frühen Musik (Emi, 1972).

Tel quel, et malgré la lisibilité de la captation réalisée à l’église St John the Baptist de Loughton, on regrette d’avouer que le présent disque du Orlando Consort trahisse quelques incongruités techniques et stylistiques. Notamment dans la vaste pièce maîtresse de celui qu’on désigna parfois comme le dernier Trouvère, laquelle dépare ici un album au mieux plus attachant que complètement abouti.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 6-9

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