Marc-André Hamelin, pianiste-compositeur diabolique
Marc-André Hamelin (1961) : Oeuvres pour piano. Marc-André Hamelin(piano), 2024-Textes de présentation en anglais, français, anglais et allemand et japonais - 74’19-Hyperion CDA 68308
Il fut un temps où des pianistes d’exception étaient également des compositeurs remarquables mettant leurs phénoménales qualités techniques au service de compositions dont les extravagantes exigences avaient quelque chose de proprement stupéfiant propre à décourager bon nombre de leurs collègues et d’ébahir des auditeurs stupéfaits par une maîtrise qui avait quelque chose de diabolique. On pense bien sûr à Liszt (largement inspiré par Paganini), à Alkan, à Godowsky, à Busoni et, plus récemment, au pianiste américain Earl Wild. (On laissera ici de côté ceux qui, non contents d’accumuler les obstacles proprement pianistiques, savaient se montrer en outre de grands mélodistes comme Chopin et Rachmaninov.)
La bonne nouvelle est que ces maîtres du passé ont un digne successeur en la personne de Marc-André Hamelin. Musicien à la technique hors-normes, le pianiste canadien met en outre à profit sa connaissance encyclopédique du répertoire de son instrument (et tout au long de ce récital, il ne cessera de lancer de petits clins d’yeux à des compositeurs tels que Alkan et Godowsky pour les feux d’artifice techniques, mais aussi les moins attendus Reger ou Kapustin) en vue de concocter non seulement des compositions d’une difficulté technique inouïe mais qui font également mieux que se défendre sur le plan de la qualité musicale pure.
Hamelin ouvre ce programme avec des Variations sur un thème de Paganini où, comme tant d’autres avant lui -dont Brahms, Rachmaninov et Lutoslawski- le point de départ est le fameux 24e Caprice du violoniste génois. Après une exposition agrémentée de forces syncopes jazzifiantes, Hamelin va faire preuve d’une virtuosité phénoménale. Cela ne vaut pas seulement pour les passages où le pianiste maîtrise sans peine de terrifiantes avalanches de notes, mais aussi pour ceux qui requièrent un irréprochable mécanisme comme ces Variations 7 à 10 où il tricote inlassablement sans la moindre crispation. On appréciera la Onzième variation où un mystère debussyste se mélange à des parfums de jazz. Après les échos Bartókiens de la Douzième, la Treizième variation est romantique à souhait avec son évocation de la 18e des Variations sur un thème de Paganini de Rachmaninov à laquelle s’ajoutent de redoutables contrechants à la main gauche. L’oeuvre se clôture sur un « Alla giga » pince-sans-rire.
Si le bref My feelings about chocolate (où l’on retrouve des échos de Satie et de Morton Feldman) et le très statique et brumeux Meditation on Laura n’ajouteront sans doute pas grand-chose à la gloire du pianiste-compositeur, le reste de l’album ne déçoit pas. Les six mouvements de la Suite à l’ancienne offrent une espèce de néo-Bach déstructuré où l’on appréciera la délicatesse de l’Air avec agréments et ses excursions dans l’extrême-aigu du clavier, la finesse de la Gavotte comme la liberté et la virtuosité de la Gigue conclusive.
La Barcarolle réussit à évoquer tour à tour l’atmosphère de l’Ondine de Ravel, le statisme hypnotique si particulier de Morton Feldman mais aussi le Liszt tardif et dépouillé des énigmatiques La lugubre gondola I et II.
La très brève Variation diabolique sur des thèmes de Beethoven (2’22) développe de façon très spirituelle les trois premières notes de la valse de Diabelli qui sert de base aux fameuses Variations Diabelli du maître de Bonn, et fait également entendre le « Notte e giorno faticar » du Don Giovanni de Mozart que cite aussi Beethoven.
La Pavane variée prend pour base la célèbre chanson renaissance Belle qui tiens ma vie de Thoinot Arbeau qui sert ici de prétexte à neuf variations d’une ébouriffante virtuosité. La Cinquième est une espèce de Toccata à la Prokofiev, alors que la Septième nous amène dans de douces brumes. La Neuvième et dernière variation fait entendre des lambeaux du thème alors que la musique semble se figer.
La Chaconne est à nouveau d’une très grande virtuosité et fait souvent preuve d’une rigueur, voire d’une rudesse, un peu bartokienne.
Le dernier mouvement est marqué par de beaux passages en accords, où l’on voit qu’Hamelin connaît bien son Rachmaninov (mais nulle part dans ces compositions les références du compositeur ne débouchent sur des copies serviles).
Marc-André Hamelin clôture cet enregistrement par une Toccata sur l’Homme armé où la chanson du XIVème siècle est traitée avec beaucoup d’imagination et de souplesse.
On l’aura compris, voici un disque qui ne manquera pas de fasciner tous les amateurs de pianisme hors du commun et où un interprète à la virtuosité apparemment sans limites s’avère aussi être un compositeur de talent. Il ne reste qu’à espérer que d’autres pianistes audacieux s’attaqueront à ce répertoire de qualité et aux considérables défis musicaux et techniques qu’il pose.
Son 10 - Livret 10 - Répertoire 9 - Interprétation 10